Compensation carbone des cabinets de conseil : quel crédit y accorder ?
McKinsey, BCG, Bain & Company, Oliver Wyman... Ces cabinets internationaux de conseil en stratégie ont fait de l’ESG un levier majeur de leur stratégie business et marque. Avec de substantiels rapports annuels ESG à la clef. En annonçant avoir réduit significativement leurs émissions de CO2, constituées à 75-80% par les voyages. Parallèlement, ils assurent « compenser » totalement leurs émissions dites résiduelles par l’achat de crédits carbone. Un sujet à controverse.
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Engagés dans d’ambitieuses stratégies « sustainability » alignées sur les objectifs climatiques internationaux, McKinsey, Bain, le BCG ou Oliver Wyman ont tous décidé de réduire drastiquement la voilure de leur empreinte carbone et de communiquer annuellement sur les résultats. Pour preuve, entre l’avant-covid et aujourd’hui, ils ont tous annoncé vouloir réduire leur empreinte carbone totale d’au moins 25%, émissions Scope 1 (émissions directes), Scope 2 (consommation énergétique), Scope 3 (indirectes, liées aux fournisseurs, aux transports des salariés et des clients, de la supply chain…).
Oliver Wyman s’est notamment engagé à une réduction intermédiaire de 50 % des émissions d'ici 2030 et de 40% par ETP (équivalent temps plein) d’ici 2025 des émissions liées aux voyages en avion. « Nous étions déjà à 34% de réduction à fin 2023 », ajoute Solène Boudot, lead France et Europe du GROW (Green Champions at Oliver Wyman). L’objectif du BCG dans son rapport d’avril 2024 est de réduire cette année de 92% les émissions Scope 1 et Scope 2 par rapport à 2018 et de 50% les Scope 3 (les voyages).
Pourtant… D’après Laurent Barbezieux, alumni d’Arthur D. Little et de Kearney, fondateur d’Aktio en 2020, plateforme de comptabilité carbone pour les entreprises, le vrai sujet est que « l’on émet toujours plus de gaz à effet de serre, 41,6 milliards de tonnes en 2024, et que l’on n’a toujours pas atteint le pic des émissions », ce qui nous approche d’un scénario catastrophe en termes de réchauffement climatique.
Compenser les émissions résiduelles
Les gouvernances de ces cabinets assurent aussi aujourd’hui compenser (au moins) 100% de leurs émissions carbone dites résiduelles (celles qu’elles estiment ne pas pouvoir supprimer) par des achats de crédits carbone (1 crédit carbone = 1 tonne de CO2 émise).
D’après cdr.fyi, plateforme de reporting pour le marché de l'élimination durable du carbone, le BCG aurait acheté 195 804 de crédits carbone (14 projets différents), correspondant à autant de tonnes de CO2 émises dans l’atmosphère, Bain, 7 435 (7 projets, essentiellement de capture carbone), Oliver Wyman, 2 067 (à Planboo, de capture carbone), et McKinsey, 288 (à Vaulted Deep, un projet de stockage).
On est loin du compte d’une totale compensation. Des données non exhaustives selon Axel Reinaud, ancien senior partner du BCG, fondateur en 2021 de NetZero (avec le paléoclimatologue Jean Jouzel), spécialisée dans la séquestration de long terme du carbone atmosphérique par le biochar, et qui vend des crédits carbone. « Les cabinets les achètent en partie en direct et en partie de façon indirecte via des consortiums, comme le fait le BCG avec NextGen ou ClimeFI. Et ils sont plutôt transparents sur le sujet car ils prennent le sujet très sérieusement pour des raisons internes et de business vis-à-vis de leurs clients et de l’opinion publique. »
Un juteux écosystème multi-facettes
Alors concrètement, de quoi parle-t-on ? Les crédits carbone sont de trois types :
- ceux qui permettent d’éviter des émissions supplémentaires de CO2, en évitant la déforestation,
- de replanter des forêts afin de stocker du nouveau carbone émis,
- 3- des solutions technologiques qui « garantissent une durée d’élimination du CO2 sur des centaines, voire des millions d’années», assure Axel Reinaud. Sa greentech appartenant à cette 3e catégorie développe ainsi dans ses usines au Cameroun et au Brésil le biochar (amendement du sol produit par pyrolyse de biomasse), une solution déjà connue pour ses vertus productives en agriculture, mais aussi parce qu’elle « enlève du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, une vertu reconnue par le GIEC en 2019».
Les projets de la première catégorie, qui concentrent 80% des achat de crédits carbone des entreprises et des cabinets de conseil en stratégie, sont proposés en très grand nombre et sont très peu chers, entre quelques centimes d’euro et 7 euros par crédit carbone… Des projets insuffisamment fiables et traçables, aux yeux des experts interrogés.
Ceux de la 2e, les projets de stockage du carbone émis, de quelques centimes d’euros à 50 € le crédit carbone, 19% des achats, plus mesurables et plus vertueux, auraient leurs limites, de temps, d’après l’ancien du BCG. De l’escroquerie intellectuelle, même selon lui. « Planter un arbre, c’est très bien parce que cela capte du carbone et peut contribuer à améliorer la biodiversité et le cycle de l’eau, mais il va mettre du temps à pousser et ensuite, il sera coupé ou risque de brûler d’ici quelques décennies, avec un risque que le CO2 reparte dans l’atmosphère. Le CO2, lui, est très stable, il peut rester des milliers d’années dans l’atmosphère. Il faut donc des solutions qui garantissent l’élimination du CO2 sur des périodes aussi longues si on veut une véritable neutralité carbone ? »
Quant aux crédits carbone de dernière génération, les solutions techno, beaucoup moins nombreuses, beaucoup plus chères, entre 150 et 800 euros la tonne, concernent seulement 1% de ce marché. L’ancien du BCG, Axel Reinaud n’en propose encore que quelques milliers via sa greentech (il vise quelques dizaines de milliers en 2026), qu’il revend à son cabinet de cœur comme à « d’autres grands cabinets de conseil en stratégie », qui veulent rester discrets… Mais « ils garantissent la durée d’élimination de CO2 sur des centaines d’années, voire des millions d’années. Des solutions émergentes mais qui sont la clef de la réussite », assure ce pro « solutions techno.
Des milliers de projets aux quatre coins de la planète… Un business devenu très fructueux. Selon une étude récente de McKinsey, la demande mondiale de crédits carbone pourrait ainsi être multipliée par quinze d’ici 2030. En 2024, ce marché a été évalué à 103,8 milliards de dollars.
Un engagement sujet à controverse
Ces projets de compensation font aussi régulièrement la une des journaux, fustigés par des associations, des entreprises dédiées à la protection de l’environnement. Comme cela a été récemment le cas pour l’initiative Science Based Targets initiative (SBTi), officiellement chargée de valider la trajectoire des entreprises pour atteindre le 0 émission nette de CO2 d'ici à 2050. En avril dernier, la SBTI annonçait son intention de considérer les crédits carbone comme un outil supplémentaire pour lutter contre le changement climatique. Carbone4, du proactif Jean-Marc Jancovici, a notamment violemment réagi considérant que le recours aux crédits carbone « entretiendrait l’illusion selon laquelle une entreprise peut seule, uniquement à coups d’euros, se débarrasser du problème ». Pour mettre fin à cette polémique, en juillet, la SBTI a accepté la démission de son PDG (Luiz Amaral) et a publié deux nouveaux rapports jugés acceptables aux yeux des acteurs pro-climat.
Une étude internationale (plus de 2300 projets étudiés représentant près d’un milliard de tonnes de CO2), publiée dans Nature Communications, a aussi mis aussi en doute l’efficacité des mécanismes de compensation carbone. Seuls 16% des crédits carbone émis correspondraient à de véritables réductions d’émissions !
Le principe même de la compensation pose problème à Laurent Barbezieux. « Peut-être qu’à long terme, nous arriverons à développer des technologies pour capter de manière pérenne de très grandes quantités de carbone, mais penser que l’on pourra stocker chaque année des milliards (!) de tonnes de carbone de la sorte, c’est un pari pascalien bien trop risqué. Le plus simple, le plus sûr, le moins cher, c’est quand même d’éviter d’émettre des gaz à effet de serre. Et ça, ce n’est pas gagné, car les stratégies des entreprises ne sont pas mises en cohérence avec leurs objectifs climatiques. Par exemple, l’objectif de Microsoft est le “net 0” en 2030. Et pourtant, l’entreprise continue allègrement d’augmenter ses émissions ! », se désole le co-fondateur d’Aktio.
Et dans ce domaine des crédits carbone, il y a à boire et à manger. Il y a les projets, d’abord, qui permettraient à de nombreuses entreprises, dont les cabinets de conseil, à faire du greenwashing. Des projets « factices ou dupliqués qui font mauvaise presse comme nous en avons vu en Amérique latine et en Afrique », comme le pointe Loïc le Boulanger, à la tête de Resal’Co, consultant en compensation carbone pour Global Climate Initiatives GCI (qui accompagne les entreprises privées et publiques dans leur transition bas-carbone). Ou encore des projets qui n’aboutissent jamais, mais aussi, un moindre mal, ceux comme la protection de massifs forestiers, « jugés peu qualitatives car il est difficile de prouver les quantités de carbone évitées et les fraudes sont faciles », comme en atteste l’ex du BCG Axel Reinaud.
À l’instar de la récente polémique mondiale, en octobre dernier, concernant le plus gros vendeur de crédits carbone au monde, South Pole, s’extrayant d'un vaste programme contesté de protection des forêts au Zimbabwe, le projet Kariba, 100 millions d'euros générés de la vente de crédits carbone depuis 2011 (ne répondant notamment pas aux normes officielles et enrichissant des spéculateurs). Un projet dans lequel McKinsey avait investi (tout comme Volkswagen, Gucci, L’Oréal, Nestlé) et dont il s’est aussi depuis retiré.
Le cabinet américain a lui-même été mis en cause début 2024 de promouvoir ces fameux projets de crédits carbone promouvoir lors d’un sommet préparatoire de la COP28, dans un « position paper » auquels a eu accès l’AFP, vantant « vante notamment l'Initiative pour les Marchés Carbone en Afrique (Africa Carbon Markets Initiative, ACMI).
La transparence a un prix
Alors, lorsque les gouvernances des cabinets assurent compenser totalement leurs émissions résiduelles avec l’achat de crédits carbone, c’est en tonnes, en nombre de crédits, et pas en coût total. Il est difficile, voire impossible, d’avoir des données transparentes et claires de la part des grands cabinets qui ne communiquent pas précisément sur les types de crédits carbone qu’ils achètent, et pour quels montants, « la vraie question », pour le consultant de GCI, Loïc le Boulanger. Qui doute que les grands cabinets internationaux investissent dans des projets européens labelisés et traçables, les plus fiables à ses yeux.
Selon Reuters, le BCG aurait trouvé en 2023 un accord avec Climeworks pour l’achat de 19 000 tonnes de crédits carbone sur 15 ans, sans préciser le prix auquel la tonne de carbone. Ce qui est public en revanche, c’est que JPMorgan Chase aurait été acquéreur de crédits pour 800 dollars la tonne. Si le deal a été le même, cela impliquerait donc que le BCG aurait déboursé 64 millions de dollars pour compenser ses émissions sur 15 ans, soit 4,2 M$ par an…
Côté Bain & Company, avec une empreinte carbone de 173,6 kilotonnes d'équivalent CO2 (KT CO2e) en 2023, le cabinet aurait ainsi acheté au moins 174 000 crédits carbone, mais sans préciser de quels types. Axel Reinaud, l’ancien du BCG l’assure, « les cabinets sérieux, et les grands cabinets n’ont pas le choix de l’être sur le sujet, évitent la catégorie 1 (des émissions de CO2 évités, ndlr). Ils font un mix entre la 2e (stockage du carbone basé sur la nature, ndlr) et la 3e (solutions technologiques, ndlr), mais surtout avec la 2e. Car la 3e propose encore peu de volume et reste très cher. »
Les grands cabinets de conseil en stratégie communiquent largement en revanche sur l’achat majoritaire de crédits carbone labellisés high quality, voire premium. « Pour garantir la qualité de ses crédits carbone, Bain applique un processus de diligence rigoureux, évaluant des critères tels que la gouvernance efficace, la transparence, l'additionnalité et la permanence des projets soutenus », assure ainsi la gouvernance. Même discours du côté d’Oliver Wyman. « Lors de la sélection des projets de compensation, nous considérons plusieurs facteurs clés, y compris la qualité du projet, l'emplacement du projet et l'alignement avec les ODDs (Objectifs de Développement Durable). » Et McKinsey de certifier dans son dernier rapport : « 52% de notre portefeuille de crédits carbone se compose de projets d'élimination du carbone de haute qualité. » Nous n’en saurons pas plus… Pour Loïc le Boulanger, ces projets prémium s’apparentent à des « écrans pare-feu » pour les cabinets et entreprises. « S’ils sont attaqués, ils se retranchent derrière les validations. »
Dans la jungle de la compensation carbone, les grands cabinets de conseil en stratégie ont encore à se frayer un vrai chemin vertueux et transparent. La clef la plus efficace et tangible : continuer de réduire toujours plus et encore leurs émissions de CO2. Mais un monde du conseil en stratégie au plus proche du 0 émission, est-ce envisageable ?
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