Le conseil en stratégie est-il de droite ?
Le conseil en stratégie est généralement associé dans l’opinion à un agenda politique économiquement libéral, voire ultralibéral. Qu’en pensent les intéressés ? Arnaud Gangloff (Kéa), Hakim El Karoui (Volentia) et Laura Perres Ganné (iQo) se sont risqués à l’exercice.

Soyons francs, quand on leur demande de parler politique, les cabinets de conseil en stratégie ne se bousculent pas au portillon. Sans doute estiment-ils que ce n’est pas leur domaine, et qu’il n’y a que des coups à prendre. Et il faut reconnaître que la politique ne leur facilite pas la vie : le coup de barre à droite outre-Atlantique sur les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) les contraint à des choix difficiles. Mais au-delà des vicissitudes de l’actualité immédiate, peut-on dire que le conseil en stratégie est-il porteur de valeurs « de droite » ? Au sens de « conservatrices », sans doute pas. Mais au sens « économiquement libéral », la question se pose.
Une approche rationnelle du monde
On peut d’abord argumenter que, plutôt qu’une idéologie, le conseil en stratégie est surtout une méthode. Pour Hakim El Karoui, partner fondateur du cabinet Volentia et président du Club 21e siècle, il est « avant tout une rationalisation du monde. Les auditeurs mettent le risque en équations, les consultants en slides. Le conseil en stratégie s’appuie sur la reconnaissance d’une logique de marché, fondamentalement, que le sujet soit “business” ou étatique. Il part de l’idée que, face à une offre et une demande données, il existe un moyen optimal de répondre en maximisant l’efficacité – que celle-ci se mesure en performance économique ou en service rendu. Il n’y a pas vraiment de place pour les passions et les affects. »
Monstre froid au service de l’efficience, le consultant sert-il pour autant nécessairement l’intérêt particulier ? « Le conseil en stratégie n’est pas très politique, en ce qu’il néglige toute la partie relationnelle de l’action publique et de l’organisation sociale. C’est pour cela que les consultants en stratégie ne font pas de très bons conseillers politiques en règle générale : quand ils ont déterminé quelle est selon eux la solution rationnelle, ils estiment qu’ils ont fait le travail. Ils ne prennent pas facilement en considération les conséquences politiques d’une décision. Dans le public comme dans l’entreprise, d’ailleurs. »
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On pourrait donc également en un certain sens être tenté de « voir le conseil en stratégie comme étant “de droite” parce qu’il perçoit le monde à travers le marché. Pour autant, il ne va pas forcément opter pour les réponses les plus brutales. Le conseil en stratégie est avant tout ce qu’en fait le client, tempère immédiatement Hakim El Karoui. Il s’adapte aux gouvernements et aux entreprises, avec leurs problématiques de gestion d’interactions avec leurs parties prenantes. » En somme, « le conseil en stratégie propose une rationalisation du monde dont il ne faut pas être dupe, mais qui est utile » et qui peut bénéficier à différentes causes.
Mais cette rationalisation, appliquée à des structures publiques, n’est-elle pas fondamentalement biaisée ? Certes, « vouloir gérer un service public comme une entreprise n’est pas toujours une bonne idée ». Mais « il n’est pas mauvais de regarder où se trouvent les rentes, qui créent de l’imperfection ». En soi, la chasse aux rentes n’a pas de couleur politique.
Le capitalisme est-il soluble dans l’intérêt général – et réciproquement ?
Pour y voir plus clair, mieux vaut sans doute faire appel à la notion d’intérêt général. Arnaud Gangloff, président de Kéa, précise ses définitions. « Le conseil en stratégie est attaché au capitalisme. Pour ma part, je fais la distinction entre capitalisme et libéralisme. Les excès du libéralisme débridé ne correspondent pas aux valeurs de Kéa. Je défends l’idée d’un capitalisme responsable. Ce capitalisme responsable est-il de droite ou de gauche ? On peut en débattre. L’entreprise joue un rôle politique, mais il ne s’agit pas nécessairement de politique partisane. Des leaders de droite comme de gauche peuvent œuvrer à un capitalisme responsable. »
Laura Perres Ganné, associée au sein du cabinet iQo, défend une vision analogue. « Il y a une logique de liberté d’entreprendre assumée dans le conseil en stratégie. Mais cela n’entre pas nécessairement en contradiction avec l’idée d’un partage de la valeur et l’inclusion des parties prenantes au sens large – collaborateurs, écosystème territorial, environnement, société civile ». Et si l’on prend le terme « politique » au sens de « participation à la vie de la cité », « le conseil en stratégie est bien concerné. Quand il accompagne des banques mutualistes qui ont à cœur de faire rayonner leur territoire, ou quand il conduit des missions visant à développer l’accès à la santé des citoyens, il apporte indiscutablement une contribution à la cité. Et si l’on tire sur ce fil, tout projet qui contribue à la compétitivité participe à la vie de la cité, en favorisant l’insertion par l’emploi, le retour ou le maintien de la vitalité des territoires… »
Le « capitalisme responsable » défendu par Arnaud Gangloff « n’est pas au seul service de l’actionnaire. Il suppose d’avoir une vision des communs. C’est ce que nous appelons l’économie souhaitable, qui résulte d’une alliance de la performance économique et de l’intérêt général ». Une vision décrite par le patron de Kéa et ses coauteurs dans un ouvrage intitulé L’entreprise face à sa responsabilité, paru en 2022. « Le conseil en stratégie qui ne se préoccupe pas de ces dimensions crée les conditions de sa non-pertinence. De même, les acteurs économiques qui n’investissent pas dans leur responsabilité n’ont pas d’avenir ».
Laura Perres Ganné rejoint cette analyse. « Dans le monde occidental, les questions de responsabilité et de durabilité ont pris une place très forte au sein des entreprises. Les grands groupes mettent en place des fondations, cherchent à avoir un impact sociétal. Il y a des ponts de plus en plus nombreux entre monde économique et acteurs de l’intérêt général. »
La société à mission, statut de l’entreprise engagée
Cette vision de l’entreprise a depuis la loi Pacte de 2019 une incarnation légale dans le monde économique : la société à mission. Un statut que Kéa a adopté dès 2020, suivi par le jeune cabinet iQo en 2022 – un peu plus d’un an après sa création. La société à mission, pour Arnaud Gangloff, « permet à une entreprise d’œuvrer pour la responsabilité de façon à la fois authentique et réaliste. Il y aura forcément une minorité de structures qui feront du “mission washing” ; mais, le plus souvent, la démarche est solide, avec un organisme tiers indépendant qui vérifie que les entreprises font bien ce qu’elles disent ».
Le président de Kéa fait par ailleurs partie du comité de mission d’iQo. « Nous partageons ces valeurs avec Kéa, affirme Laura Perres Ganné. Elles nous amènent sur chaque mission à nous demander quelle est la part de réflexion sur la responsabilité, la durabilité, la contribution à l’intérêt général que nous pouvons amener. Nous avons un dialogue avec le client sur ces sujets. Ensuite, s’il ne souhaite pas s’engager, nous n’insistons pas. »
Les sociétés à missions ont-elles pour autant le monopole du cœur ? « Aujourd’hui, tous les cabinets de conseil en stratégie ont des stratégies ESG, souvent traduites en engagements, poursuit Laura Perres Ganné. Mais ceux-ci ne sont pas contraignants. Le modèle de l’entreprise à mission inscrit les engagements dans les statuts. Les objectifs sont opposables, ils peuvent être challengés par des tiers et par le comité de mission, organe décisionnaire dédié, placé au plus haut niveau de l’entreprise à côté du comité exécutif. Le fait d’être audité tous les 2 ans par un organisme externe oblige à une réelle continuité dans l’action. »
Consultants vs grands corps : l’exception française
Une autre façon de poser la question est : les consultants en stratégie sont-ils de droite ? En l’absence d’étude dédiée, difficile d’être précis. Pour Hakim El Karoui, il est clair que les « associés sont plutôt de droite, parce qu’ils gagnent bien leur vie, estiment qu’ils paient trop d’impôts, viennent d’un certain milieu social, ont fait certaines écoles ».
Pour Laura Perres Ganné, le secteur se distingue pourtant par une grande liberté en matière d’expression des opinions. « Le métier de consultant n’est pas politique en lui-même. Quelles que soient les convictions des uns et des autres, ils se retrouvent au service d’un objectif, d’un client, d’un projet. J’ai eu des retours de hauts fonctionnaires qui affirment qu’ils n’ont pas la même liberté, par exemple : ils sont prudents dans l’expression de leurs convictions, qui peuvent dans certains cas se retourner professionnellement contre eux. Je n’ai pas du tout ce sentiment dans le métier de consultant ».
Là encore, cependant, les consultants en stratégie se définissent d’abord par leur méthode et leur expertise, plus que par leur orientation politique. « Peu de personnes ont le même niveau d’expertise que certains consultants en stratégie, estime Hakim El Karoui. Le conseil en stratégie est une profession sous-valorisée en France. On ne veut en voir que les mauvais côtés, et ils n’ont pas voix au chapitre dans le débat public. »
Cette spécificité française s’explique par la concurrence des « grands corps de l’État que sont l’Inspection des finances – pour la partie “solutions” – et la Cour des comptes – pour la partie “audit”. Ce n’est pas un hasard si ces grands corps ont été les plus virulents au moment de l’affaire McKinsey » en 2022. Un épisode qui a encore érodé la capacité du conseil en stratégie à « intervenir sur la chose publique, comme il le fait bien davantage ailleurs. À mon sens c’est bien dommage, parce qu’il a beaucoup à apporter : une culture du benchmark, une capacité à fournir des éléments concrets et quantifiés, des approches et des expériences différentes. »
Alors, le conseil en stratégie est-il de droite ? Comme souvent, c’est affaire de définition et de périmètre. Il reste avant tout une méthode de résolution de problèmes, qui peut aussi être déployée au service de l’intérêt général, des enjeux ESG ou encore du « capitalisme responsable » cher à Arnaud Gangloff, à qui nous laissons le mot de la fin : « il faut arrêter d’avoir peur de tout, mais continuer d’investir sur le durable, de miser sur l’IA, sur la technologie. L’humanité n’est pas parfaite, et il y aura toujours des dérives, mais je garde une grande confiance dans la nature humaine ».
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