« Vous insinuez qu’il y aurait des marchés pas clairs. Prouvez-le ! »
Un an après la révélation du rôle de consultants privés dans la gestion de l’épidémie de covid par l’État, le ministre des Solidarités et de la Santé était entendu par le Sénat.
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Le 2 février 2022, l’heure et demie d’opposition entre Olivier Véran et la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques avait des airs de dialogue de sourds.
Face à des sénateurs et sénatrices qui n’ont eu de cesse d'interroger le ministre sur le rôle exact qu’ont joué les consultants en stratégie au sein du ministère depuis le début de la pandémie, celui-ci a défendu la gestion de crise à laquelle son ministère était contraint, ainsi que la nécessité d'un recours à des renforts publics et privés pour faire face.
La confrontation a fait des étincelles. Olivier Véran reconnaît qu’entre mars 2020 et le 2 février 2022, 54 commandes de missions de conseil ont été passées par son ministère, pour un total de 26,79 millions d’euros de facturations, contre 1,719 million d’euros en 2019. Des dépenses de conseil multipliées par 16 que le ministre a toutefois jugées « modérées rapportées à l’ensemble des dépenses liées à la crise sanitaire, je le rappelle 30 milliards d’euros en 2020 et 2021, dont 7 milliards d’euros pour l’hôpital ».
Et d’asséner également que « 0,18 à 0,19 % des budgets des hôpitaux sont consacrés à des activités de conseil. Je vous laisse juger si cela est beaucoup ou non ».
Un budget très relatif donc à entendre le ministre, et justifiée par la pression liée à la gestion de la crise sanitaire. Une pression à ce point importante que les équipes de fonctionnaires n’auraient pas pu faire face seules, a défendu le ministre, décrivant les « lits de camp » installés au ministère pour que les fonctionnaires à la manœuvre puissent se reposer à tour de rôle.
D’où les très nombreux renforts : des fonctionnaires venus d’autres administrations, des contractuels embauchés pour l'occasion et, donc, des cabinets de conseil privés. Un total de 500 personnes supplémentaires, dont 100 intervenants externes, parmi lesquels les consultants, qui est venu s'ajouter aux 4 800 ETP (équivalent temps plein) du ministère en temps normal. Ces nouvelles équipes étaient logées dans la bibliothèque Simone Veil au ministère des Solidarités et de la Santé, transformée en open space jour et nuit.
Le rôle joué par les consultants privés dans ces renforts a surpris la commission d’enquête. « Habituellement quand on fait appel à un cabinet de conseil, on leur confie une mission. Et là, vous nous expliquez que vous avez intégré des compétences à l’intérieur de vos équipes. Je vais regarder avec mes collègues de près dans les contrats que vous nous avez faits suivre comment sont bordés leurs fonctions. Parce qu’on a l’impression qu’on a pris des agents publics dans un vivier privé sans avoir passé un marché clair sur une mission précise », s’est par exemple interrogé Arnaud Bazin, sénateur (LR) du Val d’Oise et président de la commission.
Une hypothèse sèchement écartée par Olivier Véran : « Vous sortez du cadre. Vous êtes en train de conclure ou d’insinuer qu’il y aurait des marchés qui ne seraient pas clairs. Je vous réponds : "prouvez-le". Il n’y a aucune ambiguïté dans les contrats qui sont passés. »
Seule concession du ministre : « Ce qui a changé c’est la pratique : c’est-à-dire que là où habituellement vous avez une clarification des missions extérieures avec des choses qui sont totalement bordées, là vous avez des enrichissements d’équipes. Car si en période de guerre, vous devez commencer à regarder qui va préparer les munitions, qui va bien transférer les munitions dans l’arsenal, vous n’allez pas vous en sortir. »
McKinsey au centre des interrogations
Durant cette audition, McKinsey était à nouveau au cœur des préoccupations. Du fait, aussi, du nombre de missions qui ont été confiées au cabinet : 13 au titre du marché-cadre qui avait été attribué en juin 2018 à 13 cabinets de conseil privés principaux et à 45 sous-traitants, et qui cumule tous ministères confondus 208 millions d’euros de facturation (voir notre article).
Une certaine McKinsey mania qui fait tousser le Sénat, jugeant que cette récurrence s’oppose frontalement au principe de tourniquet qui est censé régir ces marchés-cadres. Le premier des trois lots du marché-cadre de 2018 avait été attribué au binôme McKinsey-Accenture (attributaire numéro 1), puis à Roland Berger-Wavestone (attributaire numéro 2) et au BCG-EY Advisory (attributaire numéro 3) – les missions devant en théorie être attribuées à tour de rôle entre ces attributaires.
En dépit de ce principe, la répétition des missions McKinsey n’était justifiée que par la continuité du sujet sur lequel le cabinet devait intervenir. Changer de cabinet toutes les quelques semaines aurait créé une complexité ingérable, a expliqué Olivier Véran. « Vous passeriez plus de temps à accueillir de nouvelles personnes qu’à recueillir leurs conseils. […] Quand le sujet de la vaccination est arrivé, le tourniquet s’est arrêté sur McKinsey. Il se serait arrêté sur un autre cabinet, nous serions passés par un autre cabinet. Il n’y aucun sujet là-dessus », a-t-il défendu.
McKinsey continue d’ailleurs à intervenir sur le sujet. Le ministre a ainsi confirmé la nouvelle mission confiée à McKinsey tout début 2022 et jusqu’au 4 février 2022, en renfort de la campagne de vaccination pédiatrique et de rappel des 3e doses (mission dont les partners de McKinsey avait eux-mêmes indiqué l’existence à cette même commission le 18 janvier).
50 gigaoctets de documents livrés par le ministère de la Santé
Une logique de continuité qui n’a pas empêché le Sénat d’interroger le ministre sur un nombre important des contributions de McKinsey à la campagne de vaccination. La rapporteure de la commission, Éliane Assassi, sénatrice (PCF) de la Seine-Saint-Denis, a ainsi confronté le ministre à plusieurs des documents figurant parmi les 50 gigaoctets de documents livrés par le ministère à la commission.
Ainsi d’un premier graphique établi par McKinsey, un bilan des injections à la date du 23 août 2021 et des projections pour arriver aux 50 millions de primovaccinés, chiffre que le gouvernement s’était fixé en septembre 2021 – un document qui sera ensuite transmis au conseil de défense sanitaire présidé par Emmanuel Macron.
Vive dénégation d’Olivier Véran : « Il ne s’agit pas d’un livrable. Nous en avons beaucoup comme celui-ci, renouvelés très régulièrement. Ce sont des documents internes au ministère, qui relèvent des équipes du ministère et auxquels McKinsey a participé. Ce ne sont pas des documents estampillés McKinsey que le cabinet nous livrerait tels quels. C’est du renfort d’équipe, ils ne se substituent pas. À aucun moment, McKinsey ne m’a fait prendre une décision. »
Autre document attribué à McKinsey et daté du 8 juillet 2021, deux mois plus tôt, quatre jours avant l’annonce de la vaccination obligatoire des soignants par Emmanuel Macron. Ce dernier vise alors à sécuriser l’objectif de 40 millions de vaccinations à la fin du mois d'août.
Réaction similaire du ministre : « Quel est le logo sur ce document ? Est-ce qu’il y a marqué McKinsey quelque part sur le document ? Non ! Donc ce n’est pas un livrable de McKinsey. C’est un document interne à la task force vaccinale qui relève directement de mon autorité au sein du ministère. Je veux qu’on soit très précis. » (Argument très contestable quant au rôle effectif de McKinsey comme d'autres cabinets quand on sait que généralement les cabinets de conseil en stratégie ne font pas figurer leur nom sur leur présentation — parfois à la demande du client, ndlr).
Troisième exemple. Une note rédigée à l’attention du directeur général de la Santé. Elle porte sur la dissolution d’une cellule interministérielle dédiée à la logistique et aux moyens sanitaires. Elle est rédigée par deux personnes, dont « une qui est salariée d’un cabinet privé », s’étrangle Éliane Assassi.
Réaction du ministre qui, de toute évidence, ne comprend pas l’étonnement de la commission : « La personne qui rédige cette note est déléguée au sein des équipes du ministère du fait de ses compétences. [Pareille délégation] ne pose pas de difficultés quand c’est un gendarme […]. Quand c'est un ingénieur ou un logisticien qui vient du privé, il y aurait une suspicion. […] »
Quatrième intervention McKinsey passée au crible. Il s'agit de 170 000 euros facturés par le cabinet pour la mise en place d’un agent de liaison entre le ministère et Santé publique France (SPF), puis en janvier 2021, de 605 000 euros à nouveau facturés par McKinsey pour l’instauration d’une tour de contrôle et l’animation de deux briefs quotidiens au sein de SPF. « 700 000 euros pour deux personnes qui font le lien entre SPF et le ministère, vous ne trouvez pas que cela fait un peu cher la mission ? », tacle Éliane Assassi.
Olivier Veran ne dispose d’éléments détaillés que sur l’agent d’interface. « Il s’assurait que les consignes transmises par la task force vaccinale était bien appréhendée du côté de SPF, il veillait à la fluidité des transmissions entre la task force vaccinale et SPF, il s’assurait que les alertes de SPF étaient bien prises en compte dans les analyses logistiques de la task force. » En revanche, léger flottement sur la tour de contrôle, mission dont le périmètre exact et les effectifs n’étaient pas précisément connus lors de l’audition, le ministre assurant seulement que « ce n’est pas 700 000 euros pour deux personnes, certainement pas ».
Cinquième et dernière mission de McKinsey interrogée, une évaluation de la stratégie nationale de santé. McKinsey aurait été mandaté à trois reprises en janvier, juillet et octobre 2021, pour un montant global de 1,12 million d’euros. « Je ne connais pas le détail de cette prestation. Je peux bien imaginer qu’on ait eu besoin d’aide en cette période », a simplement répondu Olivier Véran, renvoyant aux documents transmis par le ministère.
Des ministres béni-oui-oui devant les préconisations des consultants ?
Plus généralement, la commission a voulu clarifier le poids des contributions de ces consultants privés dans les décisions politiques prises en dernier ressort. « Sur la question de la décision, nous ne nous attendons pas à une autre réponse de la part d’un responsable politique qui prend l’appui d’un cabinet de conseil, que de revendiquer la décision qui en découle. […] On sait tous que les situations sont beaucoup plus compliquées que cette présentation un peu binaire des choses. Car les éléments qu’on vous transmet contiennent déjà des éléments d’orientation plus ou moins subtils », a étayé Arnaud Bazin à ce sujet.
Et de citer pour exemple une note établie par Roland Berger le 27 octobre 2020 sur la distribution de gants médicaux du stock stratégique de la France. Et Arnaud Bazin de la détailler : « Trois scénarios sont proposés. Et la note conclut : "les scénarios deux et trois ne permettent pas d’envisager une reconstitution du stock stratégique avant 2021. Votre arbitrage est sollicité sur la solution à privilégier". Mais y a-t-il réellement un arbitrage politique à faire quand on a une telle démonstration préalable ? Le consultant ferme la porte à deux des trois scénarios. Il ne vous reste donc plus qu’à bénir le troisième. »
Là encore, Véran certifie qu’aucune note d’un quelconque cabinet de conseil n’est jamais arrivée jusqu’à lui. « Elles sont retraitées par l’administration, par mon cabinet, par mon directeur de cabinet », a martelé Olivier Véran, assurant au passage que ces notes, quels qu'en soient les contributeurs, ne l’obligeaient, en rien et qu’il lui arrive fréquemment de prendre des décisions contraires à ce qu’elles préconisent.
Et le ministre d’avertir que si une nouvelle crise sanitaire devait se présenter à l’avenir, il n’hésiterait pas : « Je ne me cacherais pas, je ferais appel à des compétences où qu’elles se trouvent. »
à lire aussi
Le gouvernement entend faire baisser dès 2022 les achats de missions de conseil en stratégie et transformation, alors que le Premier ministre s’apprête à rendre public une circulaire établissant des règles plus restrictives de recours aux consultants par les administrations.
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