Au Sénat, l'explosion des dépenses de conseil en question
Jeudi 2 décembre, la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil dans les politiques publiques démarrait ses travaux. Elle se donne pour objectif de faire la lumière sur un sujet devenu grand public après que plusieurs cabinets de conseil sont intervenus auprès du gouvernement dans le cadre de la gestion de la pandémie.
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Quatre ans et demi après que plusieurs dizaines de cabinets de conseil en stratégie et management ont été choisis pour accompagner jusqu'en 2022 les services de l’État dans la transformation publique, leurs missions cumulées représentent un total de 208 millions d’euros.
C’est le chiffre que communiquait jeudi 2 décembre Thierry Lambert. Le délégué interministériel à la transformation publique (DITP) – grand orchestrateur du recours ministériel aux cabinets de conseil sous le quinquennat d’Emmanuel Macron – était entendu hier par Éliane Assassi, sénatrice de la Seine-Saint-Denis (présidente du groupe sénatorial communiste républicain citoyen écologiste), rapporteuse de la commission d’enquête, et Arnaud Bazin, sénateur du Val-d’Oise (membre du groupe Les Républicains), et président de la commission composée de dix-neuf sénatrices et sénateurs au total.
Elle prévoit notamment d’entendre avant la fin février la direction des achats de l'État, les ministres (Amélie de Montchalin, Olivier Véran…) le Syntec et les principaux cabinets de conseil. Elle remettra son rapport d’ici la mi-mars, avant le premier tour de l’élection présidentielle.
Consultor a également été entendu par cette commission en tant que source d’information sur le secteur du conseil en France au même titre que d’autres médias généralistes ayant traté du conseil dans leurs colonnes (L’obs, Politico...).
Des dépenses deux fois supérieures au plafond prévisionnel ?
Premier enseignement de cette première audition : le coût du recours aux cabinets de conseil par les ministères au titre du marché-cadre qui avait été attribué en juin 2018 à treize cabinets de conseil privés principaux, et à quarante-cinq sous-traitants.
Il est de 208 millions d’euros sur les trois lots que comptait ce marché-cadre (stratégie et politiques publiques, conception et mise en œuvre des transformations, performance et réingénierie de processus), a fait savoir Thierry Lambert. Le premier de ces lots avait été attribué au binôme McKinsey-Accenture (attributaire numéro 1), puis à Roland Berger-Wavestone (attributaire numéro 2) et au BCG-EY advisory (attributaire numéro 3).
Le délégué général s’est à ce sujet engagé à communiquer ultérieurement à la commission le détail de l’ensemble des missions de conseil conduite dans ce cadre – sous la forme des bons de commande auxquels il a donné lieu.
Le chiffre apparaît sensiblement plus élevé que les 25 millions d’euros annuels qui étaient prévus pour ces trois lots à leur attribution en juin 2018 (voir l’avis de marché). C’était ce même chiffre que la ministre de la Transformation et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, rappelait au journal Le Monde dans son magazine du samedi 6 février 2021, indiquant à cette date que 30,2 millions d’euros avaient été facturés.
Les règles du jeu du prochain marché-cadre
Le prochain marché-cadre, qui succèdera à celui en vigueur depuis 2018, doit paraître au printemps (relire notre article). Avec pour objectif, a dit en substance le délégué interministériel, d’en maîtriser le montant, en essayant de maximiser la part des missions qui pourraient être internalisées.
Autre objectif de ce nouveau marché en préparation : faire davantage de place à « des petites boîtes de conseil » par contraste avec les « grands noms qui ont la surface pour répondre à ces marchés » et qui y sont habituellement positionnés. « C’est un point sur lequel nous allons travailler », a insisté Thierry Lambert.
Autre point d’attention pour ce nouveau cadre en préparation : le pro bono, les missions gratuites que peuvent réaliser les cabinets, comme lorsque McKinsey participe à l’organisation du sommet des géants de la tech de la Présidence de la République (voir notre article).
« Nous voulons organiser ce cadre de transparence. Que tout ce qui est fait en pro bono soit bien déclaré. On ne va pas interdire systématiquement aux cabinets de conseil de faire don de temps à des organismes publics. Mais la question d’éviter tout droit de suite à une prestation pro bono nous apparaît très importante. Nous le mettrons plus explicitement dans le prochain accord-cadre », a prévenu Thierry Lambert.
Aucun suivi ou pilotage des dépenses de conseil ministère par ministère
Deuxième enseignement : si la DITP s’est chargée de rédiger le marché-cadre qui est le principal référent actuel du recours des ministères aux cabinets de conseil en stratégie, elle n’a que peu ou pas de détails ou de contrôle sur ce que chaque ministère décide d’en faire – hormis donc le total des facturations à ce jour.
Explications de Thierry Lambert : « Nous sommes l’héritier du SGMAP [secrétariat général à la modernisation de l’action publique instauré sous le quinquennat de François Hollande – ndlr], qui lui-même a pris la suite de la DGME [direction générale de la modernisation de l’État sous Nicolas Sarkozy – ndlr], nous avons une expérience assez longue dans le recours aux cabinets de conseil. Nous avons eu mandat au début de ce quinquennat de la direction des achats de l’État, à la suite d’ailleurs du rapport de la Cour des comptes qui appelait à des rationalisations (relire notre article), de construire un marché interministériel d’assistance à la conception et à la mise en œuvre de transformation de l’action publique. Il a été notifié en juin 2018. Il est parfois à tort appelé le marché DITP. Car s’il a été passé pour le compte de tous les ministères, à l’exception du ministère des Armées qui n’est pas entré dans ce schéma, ce marché n’est pas centralisé à la DITP. Il donne accès à chaque ministère qui reste entièrement responsable de son utilisation sans qu’il y ait de contrôle a priori ou a posteriori de la DITP. »
La déontologie du cabinet de conseil de l’État
Troisième enseignement, le rôle double de la DITP vis-à-vis des consultants. Celui d’encadrant a minima, on vient de le voir. « Aucun suivi ou pilotage du recours aux consultants par les ministères » n’est effectué par la DITP, a redit Thierry Lambert à un autre moment au cours de son audition.
Mais son rôle ne s’arrête pas là : la DITP joue elle-même un rôle de conseil auprès des administrations de l’État qui souhaitent améliorer leur mode de fonctionnement.
Un rôle de cabinet de conseil interne à l’Etat assurée par une équipe d’une vingtaine de consultants internes à la DITP qui peuvent conduire leurs missions en propre ou faire appel à des consultants externes « au cas par cas », et principalement pour renforcer les moyens humains internes, selon les propos de Thierry Lambert qui a pris soin de ne pas prononcer le nom d’un seul des cabinets auquel il a pu avoir recours.
Des cabinets de conseil extérieur sont par exemple intervenus à la demande de la DITP dans le cadre d’une mission d’amélioration de l’organisation des maisons départementales des personnes handicapées. Durant la crise du covid, la DITP a aussi mandaté des consultants extérieurs auprès de la cellule du ministère de la Santé chargée des tests, à la direction générale des entreprises sur le sujet de la production des masques non-médicaux, ou auprès de la région Île-de-France dans le cadre de l’un des reconfinements. « Nous avons dépensé un peu plus d’un million d’euros de conseil pour nous accompagner sur ces missions », a-t-il indiqué.
Ce recours à des consultants extérieurs a valu au délégué interministériel de nombreuses questions des sénatrices et sénateurs, du fait des potentiels conflits d’intérêts que pourraient causer les achats de conseil extérieur par d’anciens consultants de cabinets de conseil.
« Comme nous recrutons des personnes issues de cabinets de conseil, nous avons des règles très strictes sur les décisions qu’ils peuvent prendre ou ne pas prendre. Les personnes qui viennent d’un cabinet de conseil donné ne sont pas autorisées à prendre des décisions en lien avec ce cabinet », a voulu rassurer Thierry Lambert.
De la même manière, des personnes qui auraient rendu au sein de la DITP des décisions en faveur de tel ou tel cabinet ne peuvent pas, dans une limite de trois ans, travailler pour ces cabinets, a-t-il ajouté en substance.
« L’absence de conflits d’intérêts est très regardée. Nous n’acceptons jamais aucun déjeuner. Nous sommes très attentifs lorsque nous passons des commandes ou lorsque nous analysons des offres. Jamais la personne qui est en charge ne doit être ‘conflictée’ dans la passation de marché », a encore signifié le délégué interministériel.
Pour l’avenir, Thierry Lambert indique qu'à la demande du CITP (comité interministériel de la transformation publique), la DITP réfléchit à un plan achats de l’État avec l’objectif d’aboutir à « une plus grande maîtrise des dépenses de conseil de l’État ». Une configuration dans laquelle la DITP pourrait jouer un rôle renforcé de recommandations aux administrations sur les bonnes pratiques en matière d’achat de conseil.
« Nous sommes des acheteurs professionnels de conseil. Nous savons voir un devis qui est un peu chargé. C’est normal. On ne peut pas le reprocher à des organisations commerciales qui doivent faire un profit et essaient de maximiser les marges. C’est très important qu’on ait la compétence de challenger leur devis, de challenger leur facture », a-t-il plaidé.
Et la tendance des achats de conseil externe de la part des directions ministérielles qui ont eu à chapeauter ces achats sur les derniers quinquennats serait déjà en baisse – selon des chiffres présentés par le délégué dont le périmètre exact et la comparabilité resteraient à confirmer.
Les dépenses de conseil de ces directions baisseraient donc de manière contre-intuitive : de plus de 222 millions d’euros de 2007 à 2012 avec la DGME, de 76 millions d’euros de 2013 à 2017 avec le SGMAP et de 46 millions d’euros avec la DITP depuis 2018.
Une baisse des dépenses de conseil de ces directions au profit d’une hausse spectaculaire des achats effectués par les ministères via l’accord-cadre ? C’est une des questions que la commission pourra investiguer. Et que Consultor continuera de suivre.
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Les cabinets de conseil privés pèsent-ils trop sur les décisions politiques publiques françaises ? Telle est la question centrale lâchée par le groupe communiste (CRCE) du Sénat qui vient de lancer une commission d’enquête, dont Éliane Assassi, sa présidente, sénatrice PCF de Seine-Saint-Denis, est la rapporteuse.
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