Exclusif — Roland Berger et le Grand Débat : deux mois d’une mission un peu folle
Lundi 8 avril, le consortium emmené par le cabinet de conseil en stratégie, associé au spécialiste du débat citoyen Bluenove et à la société d’analyse lexicographique Cognito, a présenté sous la verrière du Grand Palais sa synthèse de la partie papier des contributions du Grand Débat national.
Au total un million et demi de Français ont participé. Récit, vu de l’intérieur, d’une mission très atypique.
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Mi-janvier, coup de téléphone du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES) au bureau de Roland Berger à Paris. Depuis quelques jours, Emmanuelle Wargon, la secrétaire d’État du MTES, a été chargée, au côté de Sébastien Lecornu, le ministre chargé des Collectivités territoriales, de l’organisation générale du Grand Débat national, annoncé le 10 décembre par Emmanuel Macron pour tenter de sortir de la crise des « Gilets jaunes ».
Le 15 janvier, le débat est sur les rails autour des quatre thèmes retenus par le gouvernement : la transition écologique, la fiscalité, l’organisation de l’État et des collectivités publiques, et le débat démocratique et la citoyenneté. Le site Internet – granddebat.fr – sur lequel tout un chacun pourra contribuer est ouvert. Des débats sont prévus aux quatre coins du pays. Pour ceux qui n’ont pas accès à Internet, possibilité est donnée d’envoyer des contributions par courrier à la mission Grand Débat – instaurée pour trois mois par décret sous l’autorité du Premier ministre –, de s’exprimer en mairie sur des cahiers de doléances ouverts à cet effet, d’adresser des courriers aux ministères de son choix ou de prendre l’initiative de réunions locales.
Ce qui, d’ores et déjà, laisse présager la difficulté de la synthèse qui s’annonce à la clôture du Grand Débat le 15 mars. D’autant plus qu’une partie de ces contributions ont été faites sur papier. En faire le bilan sera d’autant plus fastidieux.
Quand le cabinet d'Emmanuelle Wargon appelle les équipes de Roland Berger
C’est l’objet de l’appel du cabinet d'Emmanuelle Wargon à Alain Chagnaud, partner et « Monsieur secteur public » de Roland Berger à Paris. Les consultants en stratégie pourraient-ils assumer la délicate mission de synthétiser ces contributions au format papier ?
Un appel qui n’a rien de hasardeux. La practice service public de Roland Berger à Paris – qui assure une quinzaine de missions par an et représente environ 10 % de l’activité française – est bien identifiée dans la haute administration. Sauvetage de l’aciérie Ascoval par Bercy, réorganisation de l’Afpa, conseil à l’agence des participations de l’État notamment dans le dossier du rapprochement Alstom-Siemens… On ne compte plus les missions sur lesquelles Roland Berger est aux avant-postes.
A fortiori, Roland Berger compte parmi les treize cabinets de conseil privés choisis entre 2018 et 2022 pour accompagner l’État dans sa transformation sur la durée du quinquennat d’Emmanuel Macron. Un marché qui le met en position de bénéficier d’une partie de la trentaine de missions dans différents ministères qui émaneront chaque année de la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP).
Donc, oui, Roland Berger accepte la mission, mais n’ira pas seul. Le cabinet s’associe à Bluenove, l’entreprise spécialisée en intelligence collective qui compte aussi parmi les cabinets de conseil choisis par la DITP. Bluenove est régulièrement sollicitée par des administrations publiques pour l’organisation de débats publics (sur l’avenir des lycées, sur les villes et les territoires…) et avait été un temps, en décembre, envisagée pour développer le site du Grand Débat.
Bluenove a, enfin, le grand avantage d’avoir déjà travaillé plusieurs fois avec Roland Berger avec lequel le courant passe bien. La société est membre de Terra Numerata, l’écosystème de partenaires numériques mis en place par le cabinet à Paris. Roland Berger et Bluenove ont par ailleurs d’autres missions communes en cours pour le compte de la DITP et d’une entreprise du CAC 40.
Les planètes sont donc alignées. Surtout que Bluenove fait monter à bord Cognito. Cette troisième société est dotée d’un algorithme de cartographie lexicale et sera chargée de dégrossir la masse des propositions émises par les Français (710 000 idées in fine) : identifier là où elles se recoupent et établir sur cette base un référentiel fidèle (de 604 propositions au final sur lesquelles un minimum de 500 Français ont convergé) dans lequel ranger ces idées.
Fin janvier le consortium est sur pied
« Le consortium a été monté en une heure », se souvient Alain Chagnaud. Fin janvier, il est sur pied. Soit une dizaine de jours avant son officialisation en Conseil des ministres le 13 février. Les membres des trois sociétés – dix à quinze personnes au total dans la configuration maximale – se regroupent rapidement en équipe resserrée rue de Lisbonne, dans les locaux de Roland Berger, d’où le gros de la mission sera conduit.
« Parce que de grandes salles avec écrans sont toujours disponibles même tard », s’amuse a posteriori Antoine Brachet, le directeur de l’intelligence collective chez Bluenove – très brièvement junior consultant chez Bain & Company à sa sortie de l’ESCP en 2002. Lui et Frank Escoubès, un ancien d'Algoé et cofondateur de Bluenove, seront les tauliers de la mission côté Bluenove.
À leurs côtés, dans un premier temps, Roland Berger aligne des profils seniors exclusivement : bien sûr Alain Chagnaud, le responsable de la mission, Laurent Benarousse, senior partner, responsable de la practice civil economics, et Antoine Gizardin, senior manager. « Au début, c’est paradoxal, mais le projet a débuté doucement, explique Alain Chagnaud. On a démarré sans consultant junior. Car il fallait d’abord définir la méthode, les relations avec les cabinets ministériels et l’effort à fournir pour récupérer les données. »
L’effort n’est pas de petite ampleur. Ce sont 380 000 pages qu’il faut numériser. Le bébé a été confié à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Elles doivent ensuite été retranscrites par trois sociétés spécialisées – en clair passées de scans aux documents Word – avant d’atterrir dans l’algorithme de Cognito.
Dans un rétroplanning imaginé en février, ces pages de contributions scannées puis retranscrites devaient être livrées à Cognito à compter du 1er mars par vagues régulières et successives. Les faits seront un soupçon plus chaotique. Ce fut « un peu sportif », glisse Antoine Brachet.
En même temps que Cognito passe à la moulinette de son logiciel les mots des Français présents dans leur contribution, Bluenove et Roland Berger s’assurent de la pertinence du référentiel dans lequel elles seront rangées, avec en ligne de mire la présentation au grand public de la synthèse de ces contributions. Dont le gouvernement annonce qu’elle interviendra le 8 avril.
Course contre la montre
Pas une minute à perdre donc. Début mars, trois consultants de Roland Berger « montent » sur la mission à plein temps, qui en interne a suscité beaucoup d’intérêt – beaucoup de candidats pour en être, peu d'élus. Bosser sur un sujet aussi médiatique et de société que le Grand Débat suscite de l’envie dans le staff du cabinet.
Une fois à bord, les équipes Berger-Bluenove jouent le rôle d’ « assembliers ». D’un côté, ils doivent maintenir une communication constante avec les nombreuses parties prenantes : la mission du Grand Débat – une fois par semaine environ –, les cabinets des deux ministères de tutelle (Emmanuelle Wargon et Sébastien Lecornu) ainsi qu’avec les cinq garants du débat nommés par le gouvernement.
De l’autre, la priorité est de donner forme à la synthèse qui sera présentée le 8 avril. La ligne de crête à tenir n’est pas simple, tout particulièrement pour cette mission où l’enjeu d’établir des documents accessibles par tous était central : « Restituer la complexité sans tomber dans le charabia techno, résume Alain Chagnaud. Le savoir-faire du conseil en stratégie est là : manipuler d’importantes bases de données et les faire parler par la data visualisation en bout de course. »
Plutôt un sprint cette fois-ci. Le rapport de synthèse de 200 pages rendu public le 8 avril est orchestré par les équipes de Roland Berger en quelques jours. Juste avant sa présentation au Grand Palais en grande pompe par Laurent Benarousse et Gilles Propriol, le fondateur de Cognito.
Une mission pas tout à fait finie ?
Bilan de l’opération pour Roland Berger ? Si de manière générale les interventions de ces cabinets dans le secteur public sont moins rémunératrices que dans le secteur privé, le bénéfice principal est ailleurs. « La participation du cabinet à ce type de mission à forts enjeux et forte exposition médiatique est très valorisée en interne et expose positivement la marque Roland Berger à l’extérieur. Elle représente également un fort intérêt sur le fond », estime Alain Chagnaud.
Et peut-être que l’expérience ne s’arrêtera pas là. Début avril, au moment de la finalisation de la synthèse par le trio Roland Berger – Bluenove – Cognito, toutes les numérisations des contributions au Grand Débat ne leur avaient pas été transmises. Manquaient encore à l’appel 27 % des cahiers de doléance (13 644 inclus dans l’étude du 8 avril sur 18 647 numérisés par la BnF), 57 % des comptes-rendus d’initiatives locales (5 481 inclus sur 9 454 numérisés) et 70 % des contributions libres (5 058 courriers et e-mails inclus sur 16 874 numérisés).
Ce qui n’empêche pas le consortium de considérer qu’il a traité les propositions partagées par au moins 1 % des répondants. Explications d’Antoine Brachet : « Les idées avancées par les Français qui ont participé au Grand Débat sont sujettes à un fort effet de concentration : elles tournent autour de 150 à 200 propositions. Nous avons calculé que les contributions numériques manquantes n’échapperont pas à cette règle. » La discussion actuelle avec l’État porte sur l’opportunité ou non de finir jusqu’à l’exhaustivité la synthèse des contributions restantes. Réponse d’ici deux à trois semaines*.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
* Après la publication de cet article, Antoine Brachet a annoncé sur les réseaux sociaux la poursuite de la mission pour traiter l'intégralité des contributions papier au Grand Débat.
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