Tourisme et durabilité, l’impossible équation ?
Le secteur du tourisme, à l’arrêt durant la pandémie, doit opérer sa mue. Contraintes réglementaires, inflation « à tous les étages », évolution des modes de consommation, autant de sujets qui nécessitent une profonde transformation et une adaptation de l’offre. Consultants et anciens consultants, chefs d’orchestre du secteur, sont à l’œuvre pour rendre le tourisme plus durable.
« Cet été, partez loin, voyagez en France. » Tel est le nouveau slogan d’Azureva, un acteur français de l’hébergement qui s’est déployé dans les années 1960, à la faveur du tourisme de masse. Un nouveau regain de l’atout France, une aubaine pour cette marque centrée sur le territoire national. Car entre les crises climatique, énergétique, pandémique, inflationniste… le secteur du tourisme, responsable de quelque 10 % de l’ensemble des émissions de carbone, dont 80 % concernent le transport, est aujourd’hui en pleine remise en question. Et les acteurs du tourisme, à l’origine de 8 % de la richesse nationale, sont appelés à contribuer largement à la transformation écoresponsable.
Mais on part de loin, selon Benjamin Linage, ancien directeur de Mawenzi, durant près de 9 ans (jusqu’à fin 2021). « Il (c.-à-d. le secteur du tourisme) est au cœur de l’économie traditionnelle et capitaliste avec des indicateurs, comme le nombre de nuitées, de voyageurs, les revenus, les taux de remplissage, qui ne sont pas compatibles avec les transitions nécessaires. Sa spécificité, c’est qu’il dépend des autres secteurs, les transports, le BTP, l’énergie… Nativement, cette transformation vers un tourisme durable est donc très compliquée, voire impossible. C’est très propice au greenwashing. Mais cela n’empêche qu’il doit totalement se repenser », lance Benjamin Linage, depuis 2021 investisseur à impact, associé chez Asterion Ventures. Pour preuve, ce fonds à impact de Venture Capital n’a pas investi dans ce secteur, par choix, car « ce n’est pas une priorité, nous allons vers des points plus structurants, qui permettront au tourisme d’en bénéficier ».
Se mettre « dans les clous » réglementaires
Et pourtant, la plupart des acteurs du tourisme (hôtellerie/hébergement, transports – ferroviaire/aérien –, parcs à thèmes) mettent les bouchées doubles pour tenter de se tendre vers des offres et des activités des plus en plus écoresponsables, par stratégie volontariste, mais également poussés par des contraintes réglementaires. Comme le confirme Alexis Gardy, président des clubs de vacances Belambra Clubs, consultant chez Roland Berger Paris et Montréal durant près de 20 ans. Un coup d’accélérateur nécessaire pour ce groupe de 3 200 collaborateurs, 52 sites en France, près de 40 000 lits, détenu par le fonds d’investissement Caravelle, dont le chiffre d’affaires était passé de 187 millions d’euros en 2018 à 126 M€ en 2020 lors de la pandémie. En 2022, selon son président, il aurait atteint 200 M€. « Les groupes ne sont pas restés passifs, et se sont adaptés pour répondre à plusieurs types d’incitation. D’abord, celle des investisseurs qui ont, dès avant le covid, renforcé leurs exigences d’engagement environnemental pour l’obtention d’un financement. Ensuite, celle de la clientèle B2B pour qui, lors des appels d’offres, entre des critères de sélection sur l’empreinte carbone des produits et/ou activités proposés par le prestataire. Enfin, nous avons de plus en plus de signaux des clients individuels qui s’interrogent sur le fait de partir moins souvent, moins loin, autour de mobilités douces. On en parle beaucoup, mais il y a encore beaucoup de gens dans les avions », souligne Alexis Gardy.
Un coup d’accélérateur réalisé aussi chez ses concurrents directs, à l’instar du groupe Pierre & Vacances qui a promu à la tête de sa business line en 2020 un autre alumni du conseil, Grégory Sion, ex-manager d’Oliver Wyman, et a été accompagné en 2020 et 2021 par Eight Advisory pour son plan stratégique opérationnel et la restructuration financière) et dans l’élaboration de son dernier plan stratégique par Advancy.
Contrainte supplémentaire, le plan de sobriété énergétique, présenté par le gouvernement en octobre 2022, avec à la clé des actions/obligations pour la réduction de 10 % de la consommation d’énergie sur les deux prochaines années (par rapport à 2019). « Ce plan associera les entreprises du tourisme qui contribueront aux efforts de sobriété énergétique mis en place par l’ensemble des acteurs économiques privés », avait alors appuyé la Première ministre lors de son allocution.
Sujets tous azimuts pour les consultants
Les sujets sont donc nombreux pour les cabinets de conseil en stratégie intervenant auprès des multiples acteurs du tourisme. Vincent Delaeter, principal au sein de la practice Tourisme d’Advancy, voit les sujets de missions fortement impactés par la question ESG, avec deux axes forts : quels sont les impacts sur les territoires ? Comment préserver l’environnement dans le développement ? « La dynamique du tourisme domestique est très présente en France. La tendance récente, le staycation (partir en congé dans sa ville ou sa région, ndlr), se confirme : on est passés en nombre de nuitées domestiques de 88 millions en 2019 à 100 millions en 2022, c’est plus 10 %. L’enjeu de ce tourisme local, et de ses acteurs, c’est la différenciation en proposant des expériences spécifiques à la destination. Par ailleurs, sur le sujet de la préservation de l’environnement, l’enjeu pour les acteurs de l’hôtellerie/hébergement, est de se développer en valorisant le territoire, proposer une offre en partenariat avec les partenaires locaux et les autorités locales et financer la rénovation énergétique du parc », précise Vincent Delaeter.
Simon-Kucher a récemment accompagné deux acteurs ferroviaires européens majeurs dans leur fusion, notamment pour les aider sur la question : « quelle offre de demain autour des nouveaux enjeux écologiques et quel impact sur le train ? », confie le récent partner Loisirs, Tourisme et Transports, promu en début d’année, Sébastien Vincent. Un cabinet qui, tout comme Advancy, travaille aussi pour le segment des parcs à thèmes avec plusieurs projets de longue date dans le secteur, notamment sur les sujets de revenu management et de marketing. « Dans le domaine de l’hôtellerie, nous avons récemment fait une mission pour un groupe en perte de notoriété́ dans la gestion de ses franchisés, sur le sujet du packaging et de la présentation de l’offre. Pour les autres acteurs du type Belambra, nous intervenons également sur des sujets de pricing dynamique, notamment avec notre solution de RM sur mesure », détaille Sébastien Vincent, lui-même passé par le groupe Lufthansa.
Le secteur se met au green
Alors comment cette transformation « durable » nécessaire est-elle possible ? « Les opérateurs de tourisme qui sont à la peine sont ceux qui n’ont pas engagé leur rénovation. Les gagnants d’aujourd’hui sont ceux qui intègrent les notions de durabilité et de territoires, et les gagnants de demain sont ceux qui anticipent en ayant 4 à 7 ans d’avance dans leurs cycles d’investissements et qui investissent entre 3 et 5 % de leur chiffre d’affaires dans la rénovation énergétique. Ce besoin d’investissement appelle aussi à un remembrement des murs et des fonds par des investisseurs qui valorisent un actif dérisqué face aux enjeux de la transition énergétique », atteste le principal d’Advancy, Vincent Delaeter. Pour ce consultant, l’une des solutions face à ces besoins énergétiques d’avenir est leur connexion aux smart grids, réseaux de distribution électriques intelligents, et aux énergies renouvelables. « Développer leurs propres capacités de productions d’énergie verte est à la fois un levier et un argument, un moyen d’être autonome, une autre façon de valoriser les m2 des acteurs du tourisme. Les discussions sont en cours entre acteurs du tourisme et de l’éolien/du solaire/énergéticiens. »
Plus largement, pour Benjamin Linage, l’ex de Mawenzi, engagé dans l’investissement à impact, cela passe par un changement de paradigme sociétal : « Nous avons besoin de repenser les codes, les modes de consommation et les éléments de désirabilité de notre société. » Passer notamment de la notion de tourisme à celle de voyage, du « toujours plus loin vs local », de la « notion de slow vs fast ». Car « les acteurs ont besoin de répondre à une demande, proposer des solutions, pour agréger et renforcer et mettre en valeur les bons réseaux de transports. Sachant aussi que le tourisme va aussi évoluer d’un point de vue géographie aux vues des régions, notamment littorales, à risque ».
Chez Belambra Clubs, l’ancien partner de Roland Berger, Alexis Gardy, a lui mis en œuvre « Ambition 2025 », le plan strat’ qu’il a initié (sans l’accompagnement d’un cabinet dédié), « dans notre configuration historique d’acteur 100 % français. ». Le groupe s’engage à développer son activité en cohérence avec le patrimoine naturel local et à limiter son impact sur l’environnement « par une action responsable au quotidien » : éclairage basse consommation/LED, économiseurs d’eau, tri des déchets, produits d’entretien et d’hygiène écolabellisés. « L’enjeu de notre développement est de ne pas alourdir l’empreinte. Nos deux nouveaux sites qui ouvriront en montagne à Flaine et aux Deux Alpes à la fin de l’année sont certifiés Breeam Good Plus. Par ailleurs, nous travaillons à la sensibilisation de nos clients pour baisser la consommation d’énergie, la température des bâtiments, des piscines, l’utilisation raisonnée de la climatisation », explicite Alexis Gardy. Le programme de rénovation, qui doit être bouclé fin 2023, va à lui seul représenter quelque 30 millions d’euros.
Le point noir des transports
Qu’en est-il de l’acteur touristique central et en même temps le plus polluant, celui des transports ? Une transformation d’un méga secteur qui dépasse bien sur le seul enjeu du secteur du tourisme. Les biocarburants représentent 1 % des carburants du secteur du transport. « La feuille de décarbonation est établie aujourd’hui. À court terme, nous continuons à remplacer les avions très consommants, qui représentent 80 % de la flotte, avec des avions certifiés SAF (carburant d’aviation durable, ndlr). Nous allons aussi faire entrer une autre génération d’avions qui consommeront encore 20 à 25 % de moins et 100 % de carburant durable », assurait récemment Guillaume Faury, patron d’Airbus, sur France Inter.
Insoluble pour l’ancien consultant de Mawenzi devenu investisseur à impact, Benjamin Linage, « tant que nous n’avons pas de vraies solutions de décarbonation de l’avion ».
« L’avion est né avec le pétrole, il mourra avec le pétrole. La solution est d’augmenter drastiquement les prix ou baisser le nombre de vols, et instaurer un nombre de vols par personne et par an », assène de son côté le radical Jean-Marc Jancovici, associé de Carbone 4, cabinet spécialisé sur la stratégie bas-carbone et l’adaptation au changement climatique et président du think tank The Shift Project.
Les transports, un secteur qui serait en début de mutation, avec des acteurs engagés, mais assez propice au greenwashing, C’est ce que pensent Benjamin Linage, ex-Mawenzi, et Sébastien Vincent de Simon-Kucher. « L’écoresponsabilité dépend des acteurs. Les compagnies aériennes ont plus de difficultés : l’aérien responsable est devenu l’enjeu business majeur. L’offre verte de Lufthansa, qui vise à financer le biocarburant et compenser les émissions, peut-être perçue par certains comme du marketing. Etihad Airways, la compagnie aérienne d’Abu Dhabi, a été́ accusée de greenwashing pour deux de ses publicités en Grande-Bretagne. Au-delà de certains logos verts, certains acteurs essayent d’aller plus loin sur le volet écologique, en publiant par exemple une marge décarbonée pour montrer le caractère peu émissif de leurs activités. Mais tous cherchent à améliorer leur image verte, comme par un croisiériste qui travaille à mieux présenter son offre tout en mettant en avant le côté écologique de certains de ses produits », décrypte Sébastien Vincent, qui pense aussi nécessaire l’éducation des voyageurs. Par exemple, en recevant le calcul des émissions de CO2 lorsque chaque client réserve dans une agence de voyages.
Un tourisme vert, à quel prix ?
Le tourisme durable signe-t-il la fin du tourisme de masse prôné dans les années 1960 ? « C’est la fin au sens “offre unique pour tout le monde”, mais pas la fin du tourisme de masse populaire, car à la fois la part des Français qui partent en vacances – 65 % – et le niveau des dépenses (6 % du revenu des ménages) en vacances est – et sera – constant », avance Vincent Delaeter d’Advancy. Car la question du prix reste la clé de voûte de cette nouvelle expérience touristique. Une transformation écoresponsable implique-t-elle la prémiumisation des offres ? Si la problématique est moins prégnante pour les quelque 90 millions de touristes étrangers en France (en 2019) qui peuvent supporter une augmentation des prix, le sujet reste entier pour les touristes français. « Comment monétiser une offre durable pour les acteurs de l’hébergement avec une montée en gamme ? C’est le défi. Car seuls ceux qui le peuvent privilégieront le côté écologique », amende le partner dédié de Simon-Kucher. En effet, selon l’étude du cabinet, Travel Trends France 2022, de juillet 2022 (auprès de 686 répondants français), le prix reste de loin le facteur le plus important dans la décision de réservation de vacances estivales (35 %). La durabilité́ et l’impact environnemental arrivent seulement en 9e position, et seuls 30 % des Français se disent prêts à dépenser davantage pour des vacances plus respectueuses de l’environnement.
Le groupe Belambra Clubs entend, de son côté, revoir son positionnement, avec une offre constituée à terme de 75 % de clubs haut de gamme, selon Alexis Gardy, réticent à évoquer une « montée en gamme » de Belambra. « Le client final n’est pas forcément prêt à payer plus cher. Tous ces sujets de transformation et de rénovation ont un coût très conséquent, sans pour autant être monétisables pour le client », confirme aussi le CEO des clubs Belambra, Alexis Gardy. Alors, pour Vincent Delaeter d’Advancy, « en termes de prix, les acteurs cassent le standard pour attirer de nouveaux segments de clients avec des offres customisées adaptées aux différents niveaux de revenus ».
Alors, à quoi va ressembler ce tourisme vertueux ? Pour l’investisseur engagé Benjamin Linage, il doit nécessairement changer de paradigme. « J’ai l’intime conviction que l’on va devoir réduire notre utilisation des ressources naturelles pour mieux anticiper les chocs. Faire mieux avec moins. C’est aussi le défi du secteur du tourisme. Apprendre à gérer le rationnement, comme l’annonce Jean-Marc Jancovici. » C’est donc une profonde et lente mutation qui doit se mettre en œuvre, « pour passer du tourisme au voyage », d’après Vincent Delaeter d’Advancy.
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