Enquête : au ministère de la Défense, une armée de consultants
Comme dans le reste de l’administration de l’État, la Grande Muette s’est ouverte de manière croissante au recours aux consultants externes, notamment les stratèges.
Tout comme pour les autres ministères, à l’exception notable que la Défense a ses propres marchés de conseil. Les consultants interviennent sur tout type de sujets, même les plus sensibles, et même quand ils proviennent de sociétés internationales. Enquête sur un marché de conseil en stratégie à part.
- Au ministère des Armées, les consultants américains conservent leurs entrées
- De l’armée au conseil : « J’aide toujours mon pays, mais dans le domaine économique »
- Chef d’état-major puis consultant : interview de Pierre de Villiers sur sa collaboration avec le BCG
- Anciens militaires devenus consultants : « J’avais envie de nouveaux challenges »
McKinsey & Company, l’un des winners récurrents des appels d’offres de ce ministère (relire nos articles ici et ici), Oliver Wyman, le BCG, Roland Berger, Kearney, KMPG, Deloitte, Capgemini consulting… mais aussi les cabinets d’origine française, comme Cylad Consulting.
Ils sont nombreux les cabinets de conseil en strat’ à accompagner régulièrement ou ponctuellement ce ministère si stratégique. Pourtant, à l’instar de la Grande Muette, qui a accepté exceptionnellement de répondre à certaines questions de Consultor, les cabinets de conseil restent plus que silencieux sur les travaux qu’ils mènent pour ce ministère. Sujet sensible, très forte concurrence entre cabinets sur ce secteur ? Les deux, mon colonel !
« Lorsque l’on parle du ministère des Armées, il faut également parler des industries de défense, l’un des enjeux clés de notre économie et de la stratégie nationale, soutenues totalement par l’État, particulièrement en temps de crise, quelle qu’elle soit », contextualise un consultant dédié au secteur de la défense au sein d’un grand cabinet de conseil en stratégie qui a requis l’anonymat.
À la Défense aussi les stratèges externes se sont fait leur trou
De leur côté, pour exister aux yeux du ministère, les cabinets de conseil en stratégie se dotent régulièrement de profils issus du secteur. Ils sont recrutés comme consultants, ou senior advisors, pour tenter de remporter la mise lors des appels d’offres.
Une sorte de foire d’empoigne « pour arracher tel ou tel partner décisif » comme le reconnaît notre expert anonyme. C’est ainsi le cas par exemple de Vincent de Crayencour, senior advisor recruté par Oliver Wyman en mars dernier, un ancien de l’Armée, de Thales et du Quai d’Orsay (voir ici). Le BCG s’était offert en 2012 les conseils de Michèle Flournoy, ancienne sous-secrétaire du ministère américain de la Défense, aujourd’hui pressentie pour être la prochaine ministre de la Défense du gouvernement Biden.
En 2019, le BCG, encore lui, a fait appel à Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées de 2014 à 2017, démissionnaire de son poste pour cause de désaccord sur le budget des armées (relire notre interview ici).
À l’image de l’ensemble du secteur public, le ministère s’ouvre depuis le début du mandat du président Sarkozy à des prestations de conseil extérieur, notamment des cabinets en stratégie.
Sous le mandat d’Emmanuel Macron, le gouvernement a même souhaité coordonner les achats de conseil, et de conseil en stratégie en particulier, en créant en 2017 une délégation interministérielle, la DITP (voir notre article ici). Elle accompagne les ministères et les administrations dans la conduite de la transformation publique de l’État. Avec une centrale d’achat publique, l’UGAP, l’Union des groupements d’achats publics, qui s’est mise au conseil en stratégie (ici).
Un marché-cadre spécifique, des consultants dans toutes les directions du ministère
Le ministère des Armées, disposant de ses propres supports contractuels, n’a, lui, pas à passer par l’UGAP ni par la DITP. Il est totalement autonome dans ses achats de conseil.
C’est en 2014 que le ministère des armées a adopté une stratégie d’achat ministérielle spécifique au conseil qui prévoit la mise en place d’un accord-cadre ministériel multi-attributaire. « Il est aujourd’hui le principal vecteur contractuel utilisé pour les missions de conseil. Néanmoins, les opérations exceptionnelles au regard de la technicité, qui n’entrent pas dans le champ de compétences de cet accord-cadre, font l’objet d’une consultation dédiée », souligne-t-on au ministère.
Cet accord-cadre a été formalisé en 2018. Il est composé de onze lots : la définition de stratégie et de cadrage de projet dans le cadre de la transformation du ministère, le pilotage de projet et l’accompagnement à la conduite du changement, le conseil en gestion financière et comptable en passant par du conseil des RH ou de la santé… En 2018, quinze cabinets de conseil ont été choisis comme titulaires (dont McKinsey, relire notre article).
Ils interviennent désormais en fonction de leurs spécialités, soit seuls, soit en groupement, après remise en concurrence. « Nous travaillons de plus en plus conjointement avec d’autres cabinets complémentaires, avant tout pour des questions d’ajustement de budget », dit au sujet de ces panachages notre source anonyme.
« Toutes les entités du ministère des Armées font appel à des cabinets de conseil pour les accompagner de façon conjoncturelle. Chaque année, le montant des dépenses fluctue entre les différentes entités en fonction des chantiers ouverts et des expertises demandées », confirme le ministère à Consultor.
Ainsi l’état-major des Armées, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), le Contrôle général des Armées (CGA), la Direction de la sécurité aéronautique d’État (DSAÉ), ou encore la Direction générale de l’armement (DGA) ou la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) peuvent tour à tour recourir aux missions des stratèges externes.
Au terme d'une instruction de chacune des demandes de recours à des consultants externes par de multiples instances au sein du ministère, elles sont in fine soumises à validation du cabinet du ministre — Florence Parly, depuis 2017. Ce n’est qu’une fois le besoin validé que le marché peut être lancé par le SPAC, le service parisien de soutien de l’administration centrale, l'entité au sein du ministère qui a la haute mainte sur les achats, les finances et de gestion des ressources humaines du ministère.
Des missions secrètes pour des montants très fluctuants
Les dernières missions réalisées par les cabinets de conseil en stratégie auprès de la Grande Muette sont « secret défense ». Le ministère n’a pas souhaité en préciser la teneur au-delà d’une typologie générale de missions.
Notre source anonyme détaille les types de missions les plus courants : « Travailler avec d’autres ministères à l’orientation du plan de défense, identifier les problématiques de ces industries et proposer des solutions pour conserver notre indépendance stratégique. Par exemple, pour Safran et Airbus, très touchés par la crise, qui se trouvent face à une catastrophe inévitable, les cabinets travaillent à des plans de redressement et de restructuration. Pour Naval Group, qui recrute à tout va, on fait appel aux consultants pour renouveler l’équipe de direction. On intervient également sur de la strat’ pure pour le ministère en projetant à un, trois ou cinq ans et en anticipant sur les besoins à venir, en termes d’effectifs comme de moyens. » Des missions plus opérationnelles de transformation numérique sont également au programme des cabinets pour le ministère des Armées. Ces missions durent en moyenne de quatre à 12 mois.
Sur l’intérêt de l’apport de consultants externes dans un ministère truffé de stratèges internes (le ministère compte un effectif de quelque 260 000 personnes), la Grande Muette se livre : « Il est important de bénéficier d’un regard extérieur sur les processus et les méthodologies dans des domaines pour lesquels le ministère ne dispose pas d’expertise spécifique, en appui des équipes chargées de mettre en place et de suivre les projets. Les cabinets de conseil permettent notamment une revue critique fondée sur des comparaisons tant interministérielles qu’internationales, ou avec des entreprises du secteur privé. »
Par ailleurs, l'ensemble des missions réalisées au sein du ministère font l'objet d'une capitalisation : « les livrables alimentent une bibliothèque centralisée et ont vocation à être partagés avec d’autres entités du ministère ».
En 2019, le ministère des Armées a ainsi notifié des marchés de conseil à hauteur de 13 M€ (le maximum annuel que s'autorise le ministère) et 6 M€ pour 2020 — des montants mobilisés dans le contexte de l'accord-cadre 2018 qui prévoyaient 87 millions d'euros de dépenses de conseil pluriannuelles.
Ces dépenses sont particulièrement scrutées pour ne pas tomber dans le travers du tout conseil. Avec dans les esprits le contre-exemple allemand l’année dernière, outre-Rhin, la ministre de la Défense Ursula von der Leyen, devenue depuis présidente de la Commission européenne, avait été épinglée par un rapport de la Cour des comptes pour s’être entourée d’un bataillon bien trop important de stratèges extérieurs (100 M€ en 2015, 150 M€ en 2016 comme nous l’indiquions ici et là).
Le danger du tout conseil, au-delà de son coût, est aussi celui de la sécurité. Où qu’ils interviennent au ministère, ces consultants sont amenés à agir sur des sujets plus que sensibles. Pourtant, aucune restriction n’existe envers des sociétés de conseil à maisons mères américaines auxquelles le gouvernement français ne souhaiterait pas donner un droit de regard…
« Certaines prestations de conseil peuvent nécessiter l’accès ou la détention d’informations ou supports classifiés. Si tel est le cas, conformément au Code pénal et au Code de la défense, des demandes d’habilitation sont donc établies par la personne morale ainsi que par les consultants appelés à travailler », répond plutôt évasivement le ministère des Armées.
Olivier Paget, associé chez Cylad qui intervient dans le secteur de la Défense mais pas au sein du ministère, estime qu’il n’y a pas de « préférence nationale quant au choix des cabinets. Les grands cabinets de conseil arrivent à convaincre les décideurs de ce ministère que les bureaux parisiens sont totalement indépendants de leurs maisons mères ».
Et, ajoute notre source anonyme dans un autre cabinet, « les grands cabinets de conseil mondiaux ont bien compris que pour bien travailler dans un pays, il fallait s’adapter à la culture locale, et avoir des équipes essentiellement locales. Ce sont donc des partners français qui travaillent sur ces dossiers ».
Ce qui n’empêche pas que sur un certain nombre de dossiers l’administration soit elle-même demandeuse d’expertises internationales et donc de consultants internationaux. Au ministère de la Défense comme ailleurs, le tout français en matière de conseil en stratégie est un mirage. Et il se vend bien.
Barbara Merle pour Consultor.fr
Crédit photo : ministère de la Défense à Paris Adobe Stock.
Un tuyau intéressant à partager ?
Vous avez une information dont le monde devrait entendre parler ? Une rumeur de fusion en cours ? Nous voulons savoir !
commentaires (3)
citer
signaler
citer
signaler
citer
signaler
aéronautique - défense
- 10/12/24
La décision de l’Agence australienne des sous-marins (ASA), qui supervise un projet de 368 milliards de dollars pour permettre à l'Australie d'acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire, interroge en raison des liens prêtés à McKinsey avec la Chine.
- 04/12/24
Fin novembre, Mickael Brossard annonçait son départ de QuantumBlack et donc, de McKinsey. Sa destination est désormais connue : l’ancien partner va piloter CortAIx Factory, voué à fournir des solutions d’IA sécurisées aux industries sensibles.
- 05/09/24
Devenu l’un des « grands » du secteur, le constructeur aéronautique brésilien Embraer compte sur l’expertise du cabinet pour déployer son avion-cargo militaire C-390 sur cet immense marché.
- 30/07/24
Consultant depuis 35 ans, Michel Zarka est un vétéran du conseil en stratégie, un expert organisation/transformation. Il a accepté de partager à Consultor ce qui est sans hésitation sa plus belle mission : l’accompagnement durant 11 ans de Fabrice Brégier, directeur général d’Airbus de 2012 à 2018.
- 17/07/24
Le cabinet, dont l’un des principaux secteurs d’activités est la défense, vient de signer un partenariat avec l’armée, plus précisément une convention de soutien à la réserve opérationnelle de la Garde nationale.
- 29/04/24
C’est une belle prise pour le cabinet Roland Berger. Le général d’armée aérienne Éric Autellet, 57 ans, a intégré le cabinet en qualité de senior advisor. Le cabinet est bien présent dans le secteur aéro/défense en France avec une practice qui rassemble 3 associés : le senior partner Didier Bréchémier, et les partners Éric Espérance et François Guénard.
- 05/03/24
La société créée en 2016 et soutenue par le ministère de la Défense réalise des analyses automatiques de données, notamment d’informations géospatiales avec l’aide de l’intelligence artificielle. Malgré d’importants contrats, la société est restée en pertes et doit à présent se serrer la ceinture, ce alors qu’elle cherche à se vendre. Elle fait appel à Oliver Wyman en ce sens.
- 16/01/24
Avec des « feux » allumés un peu partout dans le monde, y compris aux portes de l’Union Européenne depuis deux ans, la politique de défense française - et européenne - passe à la vitesse supérieure. Conséquence : les pays de l’UE doivent s’armer face aux dangers omniprésents. Les cabinets intervenant sur ce secteur sont sur tous les fronts et voient leurs missions se démultiplier mais aussi s’élargir à de nouvelles typologies.
- 10/11/23
Après quelque 15 ans chez McKinsey, le partner Paul Welti a rejoint Thales au poste de VP Strategy & Marketing chez Thales SIX GTS.