Enquête – Carrefour : les consultants du président
La récente annonce du rôle joué par McKinsey dans la définition du plan de réorganisation et d’économies voulu par Alexandre Bompard a surpris les salariés du distributeur. Pourtant, elle correspond en réalité à un choix du dirigeant : s’appuyer principalement sur McKinsey et le Boston Consulting Group et réduire de beaucoup les achats de conseil du groupe.
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Mi-juin, lorsque la direction de Carrefour et les organisations syndicales commencent à se mettre autour de la table pour négocier les contours du plan de départ que la direction vient de rendre public, il y a comme une petite gêne du côté des représentants des salariés.
Bien sûr, il y a le sujet lourd de la nouvelle vague de départs et de son coût social – Carrefour France a vu ses effectifs passer de 115 000 à moins de 85 000 en France depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard, mi-2017. Mais il y a la définition de ce plan et du choix opéré par la direction de l’élaborer avec McKinsey.
Quelques jours plus tôt, La Lettre A avait révélé que le plan stratégique annoncé par Alexandre Bompard pour Carrefour d’ici 2026 commençait à se matérialiser, notamment son volet économies. En effet, l’énarque, ancien dirigeant d’Europe 1, de la Fnac puis de la Fnac-Darty, aux manettes de Carrefour depuis l’été 2017, avait annoncé la couleur en novembre 2022 : les coûts devraient être comprimés de l’ordre de 4 milliards d’euros sur les cinq prochaines années, notamment par des mutualisations.
Mutualisation des achats : McKinsey met sa patte sur Eureca
Or, depuis cette annonce, ce plan d’économies, surnommé Demeter en interne, a bien avancé. Il passera par l’ouverture d’Eureca à Madrid, une centrale d’achat unique aux Carrefour de France, d’Espagne, d’Italie, de Belgique, de Pologne et de Roumanie. Il passera aussi par la mutualisation de compétences entre les différents sièges. 1 000 emplois sont visés en France, tout spécifiquement dans les sièges sociaux de l’entreprise, par exemple dans les trois sièges des hypermarchés Carrefour en France, à Massy-Palaiseau, Évry-Courcouronnes et Mondeville.
La mutualisation des approvisionnements est un vieux sujet, le domaine de prédilection de Guillaume de Colonges, le chief commercial officier, membre du comex et en charge des fournitures globales. Or, en l’occurrence, Eureca n’a pas été conçu seulement en interne.
« La centralisation des achats en Espagne a été définie avec un cabinet de conseil en stratégie. Cette centralisation avait été tentée à plusieurs reprises en interne sans succès. Les slides ne sont pas signés, mais les codes couleur ne trompent pas : c’est du McKinsey dans le texte », s’amuse une source qui a ses habitudes à Massy-Palaiseau.
Le rôle joué par McKinsey à ce sujet émeut beaucoup côté salariés — quoique le recours à des consultants en stratégie pour aider aux destinées d’un groupe de 335 000 personnes et 90 milliards d’euros de chiffre d’affaires (chiffres monde 2022) est d’une extrême banalité dans le privé.
« Il me semble que précédemment Carrefour le faisait en interne. Je ne sais pas pourquoi cette fois ils ont choisi de passer par McKinsey », réagit un des représentants du personnel interrogés par Consultor. « Ce qui me choque le plus est que la direction d’un important groupe français décide de passer par un cabinet américain pour se faire expliquer comment licencier 1 000 personnes », dit un autre.
Côté salariés, McKinsey est un nom inconnu. Les employés ont, eux, davantage l’habitude de travailler avec Alixio sur les sujets sociaux (qui est d’ailleurs également mandaté chez Carrefour en lien avec le déploiement d’Eureca et avec qui McKinsey a déjà collaboré).
La fin d’une grande période Kearney
En revanche, côté direction, notamment à Massy-Palaiseau, on les voit beaucoup depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard aux manettes, voilà 6 ans.
« Bompard a fait monter McKinsey et le Boston Consulting et a mis un terme à une grande période Kearney », affirme une des sources interrogées par Consultor, toutes très au fait des habitudes d’achat de conseil du groupe.
Georges Plassat, l’ancien dirigeant de Casino, de Vivarte et qui fut PDG de Carrefour de 2012 à 2017, avait régulièrement sollicité Kearney, et ce un peu partout dans le monde. Patrice Zygband, un ex-partner de Kearney, avait même conseillé Georges Plassat en direct des années durant avant de se voir confier une direction exécutive de Carrefour.
Il y eut aussi Éric Sauvage, un partner de Kearney qui, en 2016, devint secrétaire général de Carrefour et directeur de la Transformation. Il est parti en 2019. Jérôme Hamrit, un autre partner de Kearney, arrivé chez Carrefour en 2013 aux fonctions de directeur produits de grande consommation France. Il est parti un peu plus tard, en 2022. Citons, enfin, Pascal Clouzard, principal chez Kearney. Son passage chez Carrefour remonte à 1999. Il avait fini par en être CEO France et Espagne et membre du comex. Fin de partie en 2020 pour lui : il est revenu à ses premières amours puisqu’il a notamment pris une casquette de senior advisor chez… Kearney.
La grande période Kearney chez Carrefour serait donc révolue.
Le tournant Bompard
« Précédemment, il fallait montrer sa capacité à comprendre la grande distribution. L’arrivée d’Alexandre Bompard et de son staff a marqué un tournant : on y fait à présent du conseil en strat’ similaire à ce qu’on fait dans d’autres grands comptes, avec pour priorité le maintien d’un bon profil de rentabilité pour soutenir le cours de l’action », analyse une de nos sources.
D’où une certaine priorité qui pourrait être donnée à McKinsey en particulier. Parce que Clarisse Magnin-Mallez, l’actuelle patronne du bureau parisien de la firme, est connue comme le loup blanc dans le retail et le consumer français (comme chez Danone), de même que Franck Laizet, autre directeur senior du bureau de Paris, et directeur du pôle de compétences distribution en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique.
Puis, il y a le BCG. Le consensus veut que Stéphane Charvériat, partner retail et consumer du BCG arrivé de Bain en 2019 (avec perte et fracas), soit l’un des consultants les plus fréquemment sollicités chez Carrefour.
Du moins, comme le racontait alors Les Échos, à l’été 2017, alors qu’Alexandre Bompard vient tout juste d’arriver à la direction du groupe, que le plan stratégique 2018-2022 doit être mis sur le métier à tisser, que le Tout-Paris du conseil en strat’ est sollicité, que nombre de cabinets obligent leurs consultants à interrompre leurs congés pour se pencher sur la propale Carrefour, c’est Stéphane Charvériat et Bain qui sont retenus. Or, Stéphane Charvériat est à présent chez BCG. À noter que Jérôme Nanty, le DRH de Carrefour, connaît aussi la maison où il a eu un bref mandat de senior advisor.
McKinsey et BCG ne sont évidemment pas les seuls cabinets de conseil à être consultés chez Carrefour. Un ancien dirigeant du groupe se souvient d’« avoir vu à peu près tout le monde ». Bain est tout récemment intervenu pour le déploiement de ChatGPT sur le site d’e-commerce de Carrefour. Par le passé, Oliver Wyman a fait des missions de conseil en pricing.
Au-delà du seul conseil en stratégie, Accenture y est très présent, Carrefour ayant été le client d’Olivier Girard, l’actuel président d’Accenture en France. Le cabinet Artefact, le spécialiste du traitement de la donnée, intervient, lui, auprès de la directrice exécutive, Élodie Perthuisot, en charge de l’e-commerce, de la transformation digitale et des données, arrivée de Fnac-Darty dans le sillage d’Alexandre Bompard. Et bien sûr, Publicis, avec qui Carrefour vient de lancer une plateforme commune de monétisation d’espaces publicitaires : la proximité Publicis-Carrefour est connue, Alexandre Bompard et Arthur Sadoun étant copains dans la vie perso, et a amené également les équipes de Publicis Sapient, actives dans le conseil en stratégie, à collaborer régulièrement avec Carrefour.
Et la liste pourrait être poursuivie encore longtemps.
Réduction des achats de conseil
Une chose est sûre pourtant : Carrefour achète beaucoup de moins de conseil que par le passé, que ce soit en stratégie ou sur d’autres sujets. Les belles années, les dépenses de conseil de Carrefour ont pu atteindre plusieurs centaines de millions d’euros par an, certains cabinets de conseil en stratégie pouvant facturer jusqu’à 20 millions d’euros par an d’honoraires.
« Bompard a mis le holà », assure une de nos sources. À présent, les dépenses de conseil supérieures à 50 000 euros passeraient toutes par Alexandre Bompard ainsi que de Matthieu Malige, le CFO de Carrefour, lui aussi venu de Fnac-Darty. « Le métier de Carrefour est acheteur : ses propres achats de conseil n’y coupent pas et sont regardés à l’euro près », abonde une autre source.
Ce qui n’empêche pas Alexandre Bompard de continuer à se faire régulièrement accompagner pour des missions qui en matière de conseil en stratégie ne descendent pas sous le million d’euros. « Les consultants en strat’ continuent à intervenir parce qu’ils permettent de bâtir des analyses que les personnes en interne n’ont pas nécessairement le temps de réaliser », appuie un ancien dirigeant du groupe.
Des stratèges qui gardent leurs entrées auprès de la direction, mais qui sont accueillis avec plus de scepticisme par les équipes opérationnelles. « Parce qu’ils n’ont pas le début d’une queue d’idée de ce dont ils parlent. Certains sont plus smart que d’autres, mais globalement il n’y a rien à prendre sur l’opérationnel. Le principe en interne est souvent de garder les analyses et de bâtir les plans opérationnels avec ceux qui font concrètement en interne » tacle cette même source.
En ce qui concerne Eureca et les 1 000 suppressions d’emploi envisagées en France, nul ne sait jusqu’où le travail de McKinsey s’est poursuivi. Sollicitée, la direction de Carrefour n’a pas souhaité répondre à Consultor.
En attendant, syndicats et directions se sont mis d’accord sur un premier point de méthode : les départs passeront par une rupture conventionnelle collective. La négociation courra, elle, jusqu’à la fin de l’année au moins.
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