Metin Arditi, le Chercheur de vérité
Avant de devenir écrivain, Metin Arditi a revêtu plusieurs costumes : physicien, homme d’affaires et même consultant en stratégie.
Des métamorphoses en douceur qui ont fait de ses blessures d’enfance, des moteurs de succès et de partage. Depuis 1997, Metin Arditi réalise un parcours littéraire exceptionnel, notamment ponctué du prix Jean-Giono en 2011.
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Auparavant, il a exercé ses talents dans des domaines aux antipodes de la littérature – et continue de le faire ; un « éclectisme » qui se lit jusque dans les origines de ce citoyen suisse né à Ankara, dans une famille juive laïque.
Alors comment devient-on consultant chez McKinsey, après avoir obtenu un diplôme d'ingénieur-physicien et un diplôme de troisième cycle en génie atomique de l'École polytechnique fédérale de Lausanne ?
Comment enseigne-t-on la physique, la gestion, l'économie d'entreprise et les lettres au sein de cette même EPFL ?
Comment se retrouve-t-on à la tête d'une prestigieuse société immobilière, avec une fortune évaluée en 2013 entre 200 et 300 millions de CHF (1) ?
Enfin, pourquoi « plonge-t-on » en écriture ?
Dialogue avec un homme qui a choisi comme boussoles la curiosité intellectuelle et la « rencontre » dans toutes leurs dimensions.
Comment a débuté le parcours atypique de Metin Arditi, l'homme de plusieurs vies, du moins en apparence ?
MA : De façon atypique précisément, et plutôt rude (rires).
Entre 7 et 18 ans, j'ai été interne dans une école suisse [l'École nouvelle de Paudex près de Lausanne, qui n'existe plus, NDLR]. À cette époque, nous étions vraiment très éloignés de nos parents... De mémoire, aucun élève n'est resté dans cet internat aussi longtemps.
Les arts m'ont sauvé. Ils m'ont offert les plus belles des émotions, disons celles qui se rapprochent le plus de celles ressenties lorsqu'on est dans les bras de sa maman.
J'ai fait beaucoup de théâtre à l'école, de musique (piano, guitare, chant), j'ai écrit – j'ai d'ailleurs été publié à 13 ans...
Ayant pu suivre la filière classique et scientifique en même temps, j'ai choisi la physique comme une sorte de compromis : il y a une dimension philosophique en physique qui est en relation avec les questions fondamentales, on y trouve une esthétique...
Un diplômé de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, au pays des cowboys
Justement, qu'est-ce que la physique vous a apporté d'important pour la suite ?
Ce qui est très intéressant en physique, c'est qu'il y a une double obligation de rigueur et de créativité : vous devez imaginer des modèles rigoureux, qui doivent être défendables mathématiquement. C'est une formation formidable.
Pourtant, vous partez préparer un MBA à l'université de Stanford...
Effectivement. J'ai été le premier de l'École polytechnique en Suisse à aller dans une business school. Quand j'en ai parlé à mon prof d'électronique, il m'a répondu : « Nobody's perfect ». Bon... (rires).
Le conseil en stratégie, « une bonne combinaison entre un travail orienté vers la réalité et une dimension créative »
Une fois votre MBA en poche, pourquoi vous êtes-vous orienté vers le conseil, chez McKinsey ?
J'y ai vu un travail tourné vers l'extérieur, les industries, les grandes sociétés de services, incluant une dimension intellectuelle et créative.
Je me souviens par exemple d'avoir réalisé une simulation sur ordinateur, pour une maison italienne qui avait des problèmes avec le ministère de la Justice, qui relevait le poids de ses petits pots pour bébé : j'avais conçu un modèle mathématique...
Je pensais vraiment faire toute ma carrière comme consultant, quand je suis rentré chez McKinsey. J'y suis finalement resté deux ans, jour pour jour. À la fin, j'étouffais.
Qu'est-ce qui vous a déçu ?
Le problème avec les cabinets de conseil, c'est que celui qui paie en réalité le consultant, c'est le client ! Cela crée une relation de dépendance.
Et souvent, nos mandants savaient très bien ce qu'ils souhaitaient : les études n'étaient qu'une manière de les aider à imposer une décision, avec le tampon McKinsey.
Sur le plan éthique, je trouvais cela problématique.
Quels souvenirs gardez-vous de vos passages dans les bureaux de Zurich, Milan et Paris ?
L'ambiance du bureau de Zurich était formidable, j'ai appris beaucoup de choses avec des collègues, des supérieurs ; à Milan, c'était très sympathique, très gai.
La « pire » expérience – pardon de le dire – fut Paris. Tout le monde parlait du patron du matin au soir – « Comment lui faire plaisir ? » –, c'était vraiment la cour de Versailles.
J'en ai gardé un souvenir très mitigé alors qu'individuellement, mes collègues étaient très brillants et charmants ; j'y ai noué des amitiés.
Une « mixité » encore lointaine entre seniors et juniors, dans les années soixante-dix
Vous n'avez pas très bien vécu les rapports hiérarchiques au sein du conseil alors que les cabinets mettent en avant leur souplesse à ce niveau-là...
Une anecdote résume tout : à Zurich, une salle de gym a été installée et nous nous demandions si elle serait mixte, hommes-femmes. Ce jour-là, nous déjeunions avec un client, qui nous a dit en riant : « Chez vous, tout le monde se tutoie, mais "mixte", il faudra savoir si c'est senior-junior ! ».
Quoi qu'il en soit, avec quelqu'un de « non hiérarchisable » par nature comme moi, cela ne pouvait pas fonctionner. Après onze années d'internat, vous êtes soit un révolté, soit un mouton. Je n'étais pas un mouton.
Que vous inspire l'augmentation exponentielle du recours au conseil, de la part de donneurs d'ordres privés comme publics ?
Il y a deux manières de l'expliquer.
La première, positive, consiste à dire que nos sociétés sont de plus en plus démocratiques et qu'une plus grande transparence est demandée par les autorités financières – d'où une nécessité d'analyse et de fourniture de données qui va dans le sens d'un fort développement du conseil.
Mais le même argument peut être retourné comme un gant : la démocratie croissante laisse de moins en moins de place à l'autorité du chef d'entreprise. Pour faire passer des décisions, le recours aux cabinets de conseil est presque devenu obligatoire.
Toute la question est de savoir quelle est la part de « bonnes » et de « mauvaises » raisons dans le développement du conseil.
La différence entre un manager et un homme d'affaires
L'expérience McKinsey est suivie d'une période où vous représentez de petites sociétés américaines pour leur permettre d'ouvrir une filiale en Europe, puis de la création de la filiale suisse du groupe alimentaire italien Motta, qui vous donne l'occasion de constituer un petit groupe, que vous revendez.
Vous vous lancez alors dans l'immobilier : pourquoi avoir choisi ce secteur-là ?
J'ai mis du temps à comprendre qu'il y a une différence énorme entre un manager et un homme d'affaires ! Moi, je construisais mes boîtes alimentaires avec du monde, des centaines de milliers de factures par an, des ordinateurs de tous les côtés, des camions par dizaines – mais je ne suis pas un manager. Je n'aime pas donner des ordres ni en recevoir, ni exercer un pouvoir sur les autres.
Je suis un solitaire, un homme d'affaires.
Or il y a un domaine où l'on peut, avec une table, une chaise et un compte en banque correct, faire de grandes choses tout seul : l'immobilier.
Entre « se lancer dans l'immobilier » et y faire fortune, il y a une marge...
C'est vrai ! Mais la dimension personnelle est très importante : lorsque vous négociez avec une municipalité un permis de construire, par exemple, votre personnalité, la confiance que les gens vous accordent sont déterminantes.
J'ai compris que ce qui compte dans ce métier, c'est la crédibilité et le goût du travail.
Jean de La Fontaine, « une leçon de modestie »
Durant toute cette période, une unique lecture vous accompagne : celle de Jean de La Fontaine. Pourquoi ?
De 1985 à 1988, les affaires dans l'immobilier étaient absolument folles : à Paris, c'était les grandes années Tapie... À Genève aussi les transactions se faisaient à une vitesse inouïe, avec des marges stratosphériques qui n'avaient aucune justification. Tout cela me paraissait trop beau – non pas pour être vrai, car cela existait, je voyais des transactions de rêve se réaliser –, mais c'était trop beau pour durer. Il convenait de se préparer à un retour de bâton très violent.
J'ai donc acheté les Fables de La Fontaine et les ai posées sur mon bureau : chaque jour, j'ouvrais une page au hasard. La substance des Fables est orientale : c'est une sagesse.
Ensuite, j'ai connu Michel Jeanneret [un grand professeur de littérature française à la Sorbonne, en Suisse et à Harvard notamment, NDLR]. Il a organisé un colloque sur La Fontaine et m'a demandé d'intervenir comme « un honnête homme », celui qui a établi une relation directe avec le poète ; j'ai accepté et c'est devenu un livre.
« L'Histoire des hommes », faite de petites histoires
Vous effectuez donc votre « retour » en littérature.
Après la rencontre de la philosophe Jeanne Hersch (2) et la publication de plusieurs essais (3), vous vous consacrez au roman, avec des thématiques récurrentes : la filiation, l'exil, la perte, la difficulté de communiquer, la musique, la peinture...
Quelle est la « quête » du conteur Metin Arditi ?
Avant tout, il y a l'envie de partager : je crois à la force de la littérature. L'Histoire des hommes est faite d'histoires ; ce ne sont ni des règlements ni de la philosophie – dans le meilleur des cas, cette dernière est incluse dans les récits, sans qu'on la détecte, bien sûr. Elle est moulue très finement...
Sinon, je suis assez « simple » dans ma façon de concevoir l'écriture : j'aime raconter des histoires et mon modèle, ce sont les Mille et Une Nuits.
Chacun peut se retrouver dans mes romans, qui allient, je l'espère, une grande légèreté, une grande simplicité et une véritable profondeur. C'est le but, après... (rires).
Dans L'enfant qui mesurait le monde (4) paru en août 2016 chez Grasset, tout ce qui « constitue » la vie entre en jeu – la philosophie, le théâtre, la poésie, la mythologie, les mathématiques, l'architecture ; les éléments naturels ; la crise économique ; la mort ; le renouveau... – autour d'êtres singuliers, tous porteurs d'un type spécifique de souffrance.
La transformation du monde et des êtres, leur renaissance, est-ce essentiel à vos yeux ?
J'ai mis en épigraphe une citation de Nietzsche « À chaque instant l'être recommence » qui figure dans un autre de mes livres, Loin des bras (Actes Sud, 2009). Parce que c'est ça, la vie. On subit des blessures, il ne peut en aller autrement ; le vrai test de la consolation, c'est quand on est prêt à retourner à la vie, c'est-à-dire à en subir d'autres.
L'autisme, un « miroir de la douleur des hommes »
Le personnage central du roman est un enfant autiste, Yannis. Vous présidez la Fondation Pôle autisme de Genève.
Comment avez-vous été sensibilisé au trouble du spectre autistique ?
Le personnage de l'enfant s'est imposé à moi au fil de l'écriture : je me suis dit que l'île où se déroule l'intrigue serait ressoudée par un enfant qui ne parle presque pas.
Très vite, je me suis adressé à cette fondation (5), qui fait de la recherche clinique, de la recherche fondamentale, du diagnostic précoce, de la thérapie, de la formation... et emploie plusieurs dizaines de collaborateurs.
Peu après que j'ai achevé mon livre, son président – un grand scientifique – m'a proposé de reprendre la présidence, pour lui permettre de se consacrer davantage à la recherche et à la partie médicale : j'ai accepté.
« Aller toujours plus loin dans la quête de la vérité »
Quel est le socle commun de vos différentes professions ?
En réalité, les fondamentaux sont assez semblables en physique, dans les affaires ou en écriture romanesque.
Le travail d'un physicien est de mettre au point un modèle qui explique le comportement de la nature : quand ce dernier donne de bonnes explications, sa mission de physicien, sa mission sacrée, même, est d'en concevoir un meilleur.
L'homme d'affaires qui réussit doit se dire : « OK, j'ai réussi ce coup, mais je ne suis pas meilleur qu'un autre, la concurrence se réveille, je devrai faire attention la prochaine fois ».
Et l'auteur qui achève un livre et en commence un autre sait qu'il est au pied d'une nouvelle montagne, que l'on monte différemment : il doit tout recommencer.
À chaque fois, tout tient dans la quête de la vérité et dans l'acceptation de la remise en cause.
Favoriser l'émulation et trouver les « instruments » du dialogue
Envoyé spécial de l'UNESCO, vous avez également créé plusieurs fondations – entre autres, la Fondation Arditi (1988), reconnue d'utilité publique, ou la Fondation Les Instruments de la paix-Genève (2009), que vous coprésidez avec le poète palestinien Elias Sanbar.
Si l'on pense à cette dernière, qu'est-ce qui vous pousse à vous investir en faveur de la paix au Moyen-Orient, un défi qui semble parfois irréalisable ?
Eh bien justement !
J'ai rencontré Elias Sanbar, car je voulais qu'il intègre le conseil culturel de l'EPFL que je présidais. À cette occasion, il m'a parlé des enfants dans les camps qui n'ont jamais écouté de musique classique... On a commencé modestement, en envoyant des disques, puis nous avons créé la fondation.
Concrètement, nous prenons en charge tous les salaires d'une école de chant choral à Hébron, nous aidons un conservatoire à Nazareth – entre autres. Nous avons soutenu les conservatoires de Palestine durant des années. En un mot, nous faisons tout ce que nous pouvons.
Quant à la Fondation Arditi, elle distribue des prix et des bourses à l'université de Genève et à l'École polytechnique fédérale de Lausanne tout en soutenant l'Orchestre de la Suisse romande, le Conservatoire de musique de Genève et donc, la Fondation Les Instruments de la paix-Genève.
Enfin, après avoir servi en tant qu'ambassadeur de bonne volonté de l'UNESCO, j'ai été nommé envoyé spécial (6) pour le dialogue interculturel en juin 2014 : j'en suis extrêmement honoré.
[Metin Arditi a été nommé en reconnaissance des projets qu'il a conduits : il a notamment créé, en 2013, le Centre de réparation et de fabrication d'instruments à cordes au sein du Conservatoire de musique Edward Saïd à Bethléem, ou lancé le cycle de conférences publiques intitulé « Le patrimoine culturel de l'humanité : un outil pour la paix », NDLR].
~ Au gré d'activités reliées par le fil invisible du « pourquoi » et du « comment » du monde ou des êtres, Metin Arditi tente sans doute d'identifier les inconnues de son équation personnelle... tout en contribuant à résoudre celles des autres.
Une « méthode » en relation avec le dialogue, le partage et la transmission.
Lydie Turkeld pour Consultor.fr
1 – Évaluation réalisée par le mensuel économique suisse Bilan.
2 – Philosophe suisse dont l'œuvre a pour centre le concept de liberté, Jeanne Hersch (1910-2000) a été professeur de philosophie à l'université de Genève, directrice de la division philosophique de l'UNESCO et représentante de la Suisse au conseil exécutif de cette même organisation.
Reconnue internationalement, on lui doit notamment les ouvrages Le droit d'être un homme (1968), L'étonnement philosophique – De l'école Milet à Karl Jaspers (écrit en 1981, publié en 1999) et Éclairer l'obscur (1986).
3 – Le Mystère Machiavel, éditions Zoé, 1999 et Nietzsche ou l'insaisissable consolation, éditions Zoé, 2000.
Metin Arditi publie chaque lundi une chronique dans le quotidien La Croix : les 5 et 12 décembre 2016, il les a consacrées à Machiavel (Machiavel et M. Fillon ; Le diable, vraiment ?).
4 – L'enfant qui mesurait le monde, Grasset, 304 p., 19 €. Parution : 24 août 2016.
5 – Moyennant des investissements financiers conséquents permettant une détection très précoce, une thérapie en one to one à raison de vingt heures par semaine durant deux ans et un accompagnement à l'école, la plupart des enfants autistes porteront toujours cette trace, mais seront capables de fonctionner dans la société : l'enjeu du financement et de la formation des professionnels de santé est donc majeur.
6 – Samuel Pisar – l'un des plus jeunes déportés survivants de la Shoah, devenu avocat aux barreaux américain, français et britannique, membre du conseil d'administration de plusieurs organisations d'intérêt public et administrateur de la Brookings Institution de Washington, notamment – a également été envoyé spécial de l'UNESCO.
Disparu en 2015, il a été remplacé par les époux Klarsfeld.
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