Pharma : la relocalisation, un coup com’ ?
Quasi 3 ans après les grandes annonces et mesures gouvernementales sur la relocalisation de certains produits de santé, l’heure est au questionnement. Un effet d’annonce très réussi, certes, mais où en est-on concrètement de ce plan ? Faut-il – et peut-on – vraiment relocaliser médicaments et produits actifs ? Des questions éminemment politiques auxquelles les cabinets actifs dans le secteur rechignent à exposer leur point de vue. Cepton et CVA ont, eux, joué le jeu.
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Elle a été l’un des sujets under the spotlights de la crise sanitaire. La pénurie de nombreux produits de santé (plus de 2 400 ruptures de stock signalées, presque le triple par rapport à 2018). Pour y faire face, le pouvoir a alors lancé une solution « baguette magique » : la relocalisation en France des produits jugés stratégiques. À la clef, dès septembre 2020, l’annonce du plan France Relance 2030 pour cinq secteurs jugés prioritaires, dont la santé, et ses quelque 100 milliards d’euros d’investissements. À peine un an plus tard, le président de la République a également promu Innovation Santé 2030, un plan de 7 milliards d’euros pour l’innovation en santé, pour « faire de la France la première industrie de santé européenne ».
Nouvelle mission relocalisation
Dernière actu en date, fin janvier 2023, le lancement par la Première ministre d’une mission interministérielle chargée de faire des propositions sous trois mois au gouvernement sur « les mécanismes de régulation et de financement des produits de santé ». La lettre de mission pour les six experts nommés, chargés de rendre leur copie d’ici fin avril : une étude sur la lutte contre les pénuries et la soutenabilité des dépenses de santé, sur le renforcement du tissu productif, le financement des produits de santé innovants, et sur la relocalisation des produits de santé stratégiques. « Cet enjeu de relocalisation s’inscrit sur deux sujets de fond : redonner de la compétitivité et de la souveraineté sanitaire à la France. Cela dans un contexte qui a évolué depuis le covid. Il y a à la fois un doublement des ruptures de médicaments depuis 2019, qui concernait 3000 médicaments en 2022 (surtout les vieilles molécules) et un doublement du temps de ces ruptures », quantifie Maxime Bourdon, associate partner de Cepton, cabinet de stratégie dédié à la santé. Un secteur jusqu’il y a peu très bien portant et qui fait face à de nouveaux défis, comme le souligne Olivier Vitoux, associé New Healthcare Services de Corporate Value Associates. « Il ne faut pas oublier que l’industrie pharma est riche et a des réflexes d’industrie riche. Elle était peu regardante sur les coûts de production et les Capex. Jusqu’à présent, elle ne se concentrait que sur la génération de revenus avec une obsession slogan : aller vite et produire en quantité voulue pour éviter les ruptures d’approvisionnement. Nous assistons à un changement lié à l’inflation et aux contraintes budgétaires. » CVA, un cabinet qui a ainsi vu évoluer les missions pharma depuis un an avec un nouveau sujet, la maîtrise des coûts, d’autres passant au second plan, à l’instar de la différenciation produit et la market expansion.
Le pari raté du Vieux Continent
Pour mémo, l’Europe reste dépendante à 80 % de pays comme la Chine, l’Inde et les États-Unis pour les principes actifs (c’était 20 % il y a 30 ans), et 40 % des médicaments finis commercialisés proviennent hors de l’UE. « Les États-Unis restent le premier lieu d’innovation. C’est un pays qui paie l’innovation grâce au mécanisme de “free pricing” et une ville, Boston, devenue en 30 ans le référent des biotechnologies grâce à une forte volonté publique, avec tout un écosystème pharma collaboratif qui crée une véritable émulation, ses grandes universités, ses chercheurs et ses étudiants, les financeurs… », appuie Olivier Vitoux de CVA. Conséquence d’une délocalisation massive dans les années 2000 pour des raisons de coûts de production. « Le covid n’a été que l’accélérateur et le révélateur d’un problème de base de désindustrialisation qui date de 20 ans, qui nous a fait notamment perdre en termes de compétitivité, et vu l’affaiblissement du système de santé, en termes de recherche et d’industrie », rappelle Frédéric Bizard, économiste de la santé, prof à l’ESCP et président de l’Institut pour la Refondation du Système de Santé. Conséquence aussi d’un affaiblissement en termes de gouvernance de produits de santé, financés à 75 % par l’assurance maladie et à 15 % par les mutuelles. « Il est tout à fait normal qu’il y ait une régulation en termes d’exigence de stocks, mais l’État a agi en aveugle sur ce sujet. Il ne prévoit pas les besoins et ne connaît pas les stocks. Cela veut dire que chaque industriel fait ses propres prévisions et produit ce qu’il a lui-même prévu. Autre problème, 80 % des quelque 260 sites de production en France sont positionnés sur des produits anciens à faibles marges et l’on ne produit que 5 à 10 % de produits innovants dont on a besoin. Résultat : nous sommes un pays fragile tant sur la production de produits anciens que sur les nouveaux produits », poursuit Frédéric Bizard.
Relocalisations tous azimuts
La relocalisation devient ainsi la solution aux problèmes de pénurie. Pour preuve, les acteurs français ou les filiales françaises de labos étrangers, Sanofi, Servier, Seqens, GSK, Novo Nordisk, augmentent leurs capacités de production en déployant de nouvelles lignes ou de nouveaux sites : l’usine de paracétamol de Seqens en Isère doit sortir ses premiers produits cette année (un investissement de 100 millions d’euros) ou Sanofi qui annonçait en 2020 vouloir faire de la France « son pôle d’excellence mondial dans la recherche et la production de vaccins », en investissant plus de 600 millions d’euros dans un nouveau site de production et un nouveau centre de recherche dédié aux vaccins dans la métropole lyonnaise. Au total, une vingtaine de projets de relocalisation sont en cours concernant 35 principes actifs et 30 médicaments identifiés en grande tension. « Nous sommes dans une stratégie politique de dire qu’il faut relocaliser le Doliprane (à l’instar de l’usine Seqens en Isère, ndlr) et les produits anciens. C’est du marketing politique, un discours politique bien senti, mais il n’y a aucun sens économique ni de stratégie industrielle. Et on met l’argent dans des usines pas viables qui avaient fermé en 2008. L’argent public est rare, et il faut bien investir. Ce marketing politique a très bien fonctionné, mais n’a guère porté ses fruits », tonne l’économiste santé Frédéric Bizard.
Relocalisation, oui, mais pas n’importe comment, comme le souligne Maxime Bourdon de Cepton. « Nous travaillons à la question de la réindustrialisation du secteur en France sous deux aspects : les produits innovants qui sont source de compétitivité et les produits de très grande nécessité très consommés, comme le paracétamol. Avec le développement de filières innovantes et stratégiques, notamment celle des médicaments biologiques, la France veut devenir un acteur de premier rang, avec par exemple la construction d’une usine de fractionnement du plasma sanguin de grande ampleur à Arras, financée en grande partie par l’État. » Mais également élargir le plan d’action global pharma, en « repensant l’approvisionnement des produits anciens avec une stratégie de diversification des sources de production plus proches que l’Asie », pour l’économiste de la santé Frédéric Bizard. « Il est urgent d’investir dans des plateformes industrielles qui associent la recherche et la production en fonction des technologies d’avenir. Cette stratégie de diversification centrée sur l’innovation est la garantie de l’approvisionnement et le maintien d’acteurs façonniers du secteur. »
Relocalisation : une utopie ?
Car le frein no1 pour la relocalisation en France reste bel et bien le coût de production. En novembre 2021, le BCG a publié un dossier de l’indice de la relocalisation, qui compare la compétitivité de la France avec celle des 19 plus grandes économies productrices de produits manufacturés, sur douze industries clés. Résultat : la France n’est pas compétitive (même pas dans le top 10) dans le secteur de la biopharma (comme ceux de l’aéro et de l’électronique). À quoi bon donc s’évertuer à vouloir relocaliser à tout prix, sachant que c’est peine perdue ? C’est ce que pense notamment Maxime Bourdon de Cepton. « Certes il y a un plan de relance important, mais aussi des effets d’annonce sans projet concret. Il faut voir sur le long terme la capacité de la filière santé à se relocaliser, si l’investissement est durable avec des niveaux de marge suffisants. Car le fait de se relocaliser coûte plus cher. Cependant, nous sommes dans un contexte d’économie de l’assurance maladie qui fait baisser le prix des médicaments. Si, dans 5 ans, ce n’est pas rentable pour les industriels, on assistera à nouveau à un phénomène de délocalisation. Tout cela manque de vision, de plan territorial de réindustrialisation, et d’harmonisation des politiques de santé européennes. »
À l’automne dernier, la loi de financement de la Sécurité sociale prévoyait en effet 800 millions d’euros de nouvelles baisses de prix pour ces industriels de santé qui sont par ailleurs confrontés à l’inflation des coûts de l’énergie et des matières premières. Alors même qu’il faudrait, selon l’économiste de la santé Frédéric Bizard, à l’inverse, combler l’écart des coûts de production, en augmentant le prix de vente du médicament ou en adoptant des mesures fiscales avantageuses. « La régulation économique des produits de santé, avant tout comptable, est très éloignée des services nécessaires. Les pouvoirs publics ont baissé de 35 % les prix de nombreux produits matures qui ont déjà une très faible marge, pour certains même en dessous des coûts de production, à l’instar des antibiotiques produits en France. C’est dire que l’on s’est tiré une balle dans le pied et qu’on a créé des pénuries. »
Autre frein majeur à la relocalisation pour les industries, la réglementation européenne. Des normes et contrôles stricts, notamment en termes d’environnement, qui ne régissent pas les importations. Mais c’est pourtant bien vers l’Europe qu’il faudrait se tourner, en créant une Europe de la pharma, selon Olivier Vitoux, l’associé de CVA. « Il apparaît une volonté de créer un écosystème favorable à l’innovation pharmaceutique en Europe, avec la nécessité d’un débat européen industriel, exacerbé par la pénurie de médicaments, et une problématique de stratégie économique à plus long terme. Mais ce qui est complexe en Europe dans le domaine de l’innovation, c’est qu’elle est très fragmentée, peu lisible, avec une cinquantaine d’entités décideuses. Ce qui manque, c’est une cohérence d’ensemble de ces initiatives pour créer une masse homogène qui pèse dans le monde. »
Reste à voir quelles seront les conclusions et propositions rendues sous un mois de cette mission interministérielle censée donner des outils pour la relocalisation. Sa composition peut, par ailleurs, pour le moins intriguer. Ils sont six experts, présentés comme « indépendants », dont une seule haute fonctionnaire de la Cour des comptes, parmi lesquels l’hyperactive consultante en stratégie Agnès Audier, ex-managing partner au BCG, senior advisor depuis 2018, membre du board industrie. Un cabinet historiquement très actif dans le secteur santé/pharma en France –, il compte notamment le géant français Sanofi comme client –, et très bien noté par ses acteurs. Autres membres de la mission d’audit en cours : Frédéric Collet, directeur de Novartis France (jusqu’en juin dernier), mais aussi président du Leem, l’organisation pro des entreprises du médicament opérant en France, « le lobby des labos », ou encore Magali Leo, juriste consultante pour Nextep, un cabinet de lobbying dédié (pour Agipharm, filiales françaises des grands labos américains). L’indépendance de leur travail sera-t-elle totalement irréprochable ? Telle est la question.
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