Pourquoi les consultants s'installent-ils à leur compte ?
Roland Berger, le BCG, AT Kearney, et tant d'autres depuis, ont été ouverts par des transfuges d'autres cabinets. Ce qui donne au secteur des airs de poupées gigognes.
Aidez-nous à compléter un mapping collaboratif des créations de cabinets de conseil.
Hervé Hillion, ancien fondateur de PEA Consulting et partner d'Arthur Andersen Consulting, aujourd'hui associé des activités de conseil chez Mazars, et Hervé Lefèvre, ancien de Gemini-Bossard et PDG fondateur de Kea & Partners, détaillent les conditions à réunir pour lancer sa propre activité de conseil.
Consultor (C.) : Hervé Hillion, vous êtes diplômé de l'École polytechnique, ingénieur des Ponts et Chaussées et du M.I.T (Massachusetts Institute of Technology) de Boston. Après trois années de recherche appliquée à l'INRIA (Institut national de recherche en Informatique et automatique), dans le domaine de la gestion industrielle puis une expérience de responsable du département de conseil industriel au sein de la société d'ingénierie SERETE, vous décidez de monter votre propre activité de conseil, en "supply chain", PEA Consulting. Pareille création d'activité marque toute l'histoire du secteur du conseil. Qu'est-ce qui pousse selon vous tant de consultants à se lancer à leur compte ?
Hervé Hillion (H. H.) : L'idée d'installation part le plus souvent d'un double constat individuel au sein d'un cabinet. Le premier est que l'apport individuel de compétences enrichit significativement le catalogue des prestations offertes par l'entreprise de conseil, et le second que la part d'un consultant dans le développement du portefeuille de clients est élevée. Ce sont deux raisons essentielles, mais on peut en identifier bien d'autres.Les divergences de vue sur la ligne à conduire au sein d'une entreprise de conseil poussent également à franchir le pas.
C. : Comme vous lorsque vous êtes arrivé chez Arthur Andersen Consulting en 2000 ? (En 1998, PEA Consulting est racheté par Euriware, une SSII filiale d’AREVA. Hervé Hillion reste PDG de PEA Consulting et devient membre du comité de direction d’Euriware. En 2000, il rejoint Andersen Business Consulting, filiale conseil d’Arthur Andersen, où il s'occupe de la practice supply chain et "customer relationship management" au niveau européen, ndlr.)
H. H. : J'ai souhaité très tôt dans ma carrière créer ma propre activité de conseil, notamment à cause de ma conviction que le métier du conseil appelle une anticipation permanente, une avance de phase à cultiver. Les plus grandes structures ou les cabinets plus établis peuvent avoir tendance à se reposer sur leurs lauriers, en se concentrant sur des prestations assurées avec des clients définis sans faire l'effort de se remettre en cause. De manière générale, même dans les cycles courts, vous ne pouvez pas faire reposer toute la gestion de votre cabinet de conseil sur une seule vision trimestrielle. Et pourtant c'est souvent ce qui a prévalu dans les cabinets où je suis allé.
C. : Hervé Lefèvre, vous êtes diplômé de l'école Polytechnique (1975). Consultant chez Bossard (430 consultants en France en 1996), intégré en deux temps dans le groupe Cap Gemini à la fin des années 1990 (fusionné avec Gemini Consulting en 1997 puis totalement intégré en 2000), vous faites partie de la vague de départ en réaction à cette fusion que le journal les Échos chiffrait à l'époque à "une centaine" de personnes. Vous partez alors avec cinq ex-Bossard monter Kea & Partners. Quel a été le déclencheur ?
Hervé Lefèvre (H.L.) : Nous avions une aspiration à entreprendre et nous venions d'expérimenter suite à ce rachat une lourde perte d'indépendance. Une histoire se finissait. Exactement 10 jours après les attentats du 11 septembre, Kea & Partners voyait le jour.
C. : Et on commence par quoi quand on devient consultant en stratégie à son compte ?
H.L. : Dans notre cas, il y a eu deux éléments fondateurs : d'abord la forte cohésion entre les cinq vice-présidents de Gemini que nous n'étions, qui nous a conduit à la création d'une équipe soudée autour d'un projet et d'une ambition professionnelle commune.
C. : Combien de temps vous a-t-il fallu pour être à l'équilibre ?
H.L. : Dès le premier mois ! Du fait des apports que nous avions faits dans la société, 800 000 euros, et les petits salaires que nous nous versions, environ 1 500 euros mensuels. Mais l'essentiel n'est pas là : nous avons mené tous les chantiers de front immédiatement, aussi parce que nous étions assez nombreux pour le faire, c'est-à-dire une cinquantaine. Dès le lancement de l'activité, il s'est agi de mener les investissements pour installer notre marque : construire notre base de clients, lancer les publications qui existent encore aujourd'hui, développer le thème de la transformation qui est au cœur de notre méthode de conseil, et s'internationaliser. Ces investissements continuent à être élevés aujourd'hui, autour de 10% du chiffre d'affaires chaque année. C'est le prix à payer pour construire une marque reconnue.
C. : Grande valeur ajoutée individuelle dans une organisation, esprit d'initiative et d'innovation, investissements précoces de l'activité...voilà pour la recette magique d'une création d'activité de conseil ?
H. H. : Non, bien sûr. Il y a ensuite de nombreux obstacles à la réussite d'une affaire de conseil en stratégie et en management à son compte. Il y a même beaucoup de candidats et peu d'élus. Parce que le décalage entre la volonté de quitter une belle marque de conseil, qui soutient votre développement individuel, et le passage en solo peut être cruel. Beaucoup de consultants peuvent un peu vite oublier le poids de la marque avec laquelle ils ont grandi.
Nous vous proposons ci-dessous l'ébauche d'un mapping des créations de cabinet. Vous pouvez accéder à une version ouverte de cette modélisation que vous pourrez modifier et compléter. Elle donnera bien entendu lieu à modération de notre part et fera, si le résultat du travail collectif est concluant, l'objet d'un nouvelle publication (que nous espérons plus complète) signée par tous ses auteurs.
C. : Quel est le secret de ceux qui réussissent ?
H. H. : Ceux qui arrivent à formuler de manière claire les facteurs qui les différencient de leurs concurrents. Pourquoi un client ferait plus appel à moi qu'à un cabinet mille fois plus coté sur la place ? Certains pensent décoller parce qu'un ou deux clients les suivent au moment de leur départ, mais ce n'est pas suffisant. Il faut avoir l'intelligence de développer un positionnement compétitif et une approche du métier très innovante. Ceux qui se développent et durent ont tous adopté des méthodes nouvelles. C'est l'un des enseignements que je tire de tous les cabinets par lesquels je suis passé.
(Suite au démantèlement d’Arthur Andersen en 2003, il rejoint la filiale française du groupe américain de conseil en management et intégration de solutions, Headstrong. Il devient vice-president, chargé du développement de la practice industrie et service en Europe. Heastrong France est repris en 2007 par le Groupe Beijaflore et rebaptisé Headlink. Depuis septembre 2010, Hervé Hillion est associé chez Mazars, ndlr.)
C. : Et les avantages et inconvénients de se retrouver à naviguer sur sa propre barque ?
H.L. : La satisfaction de réaliser une envie d'entreprendre en étant guidé par ses propres choix. L'indépendance dans l’exercice de notre métier est le maître mot d’un vrai consultant
C. : Et les inconvénients ?
H.L. : C'est une question de patience. Bien sûr on a pas immédiatement le réseau, la marque et la puissance d'un McKinsey. Mais on construit, et on prend plaisir à construire.
C. : Dans la myriade de cabinets de conseil en tout genre qui sont créés, quelle proportion, d'après vous, le sont pour des raisons aussi entrepreneuriales que celles que vous défendez au sujet de la création de Kea ?
H.L. : Je pense qu'entreprendre dans le secteur du conseil en stratégie, cela va au-delà du seul intérêt financier. Si on recherche juste les gains rapides, on les aura mais sans développer aucune marque pérenne. Ils sont nombreux à associer création d'un cabinet avec des gains juteux et rapides. Ce n'est pas en tout cas ce que nous voulions pour Kea & Partners. Notre partnership a été construit pour durer et pour être transmis.
C. : Hervé Hillion, par deux fois vous avez expérimenté le rachat d'une structure de conseil, chez PEA par Euriware et chez Headstrong par Bejaflore. Comment ces deux structures rachetées s'en sont-elles trouvées changées ?
H.H. : Dans les deux cas, il y a eu des effets positifs et d'autres moins. Dans les aspects positifs, citons en particulier le fait de disposer de plus de moyens, logistiques, financiers, support, embauches, et de pouvoir rassurer les clients sur la pérennité financière de la structure. Dans les aspects moins positifs, cela suppose d'accepter un changement de culture parfois difficile à opérer, moins entrepreneurial par exemple, et les synergies commerciales et sur les missions sont toujours plus complexes à mettre en œuvre que prévu. En général le moteur du rachat est de remonter plus en amont dans la chaîne de valeur client, par rapport à des prestations informatiques par exemple, et / ou de se renforcer en expertise sectorielle et métier. L'objectif est d'avoir, pour la structure qui rachète, comme pour celle rachetée, un effet de levier sur le business model et sur la croissance. Nous sommes donc dans une phase de développement plutôt que dans l'esprit "start-up" propre à une création ex nihilo.
C. : Entre ceux qui se mettent à leur compte pour vendre, "build to sell", et ceux qui se mettent à leur compte pour durer, "build to last", est-on bien dans un ratio 100 / 1 ?
Je ne partage pas du tout ce point de vue et le ratio me semble très exagéré, pour la bonne et simple raison que ceux qui se mettre à leur compte avec l'idée de revendre ont précisément le plus de risque d'échecs ! L'aventure entrepreneuriale est d'abord une aventure humaine, autour d'une idée, d'une vision, de convictions que l'on partage avec l'équipe qui vous fait confiance, et dans beaucoup de cas, la route que l'on va suivre est totalement différente de ce que l'on avait pu imaginer au début. La revente ou la prise de participations est aussi le moyen de pérenniser ce qui a été bâti avec les équipes, et de donner une nouvelle ambition à la structure, de franchir un nouveau "palier" de développement, même si, j'en conviens, il y a une prise de risque significative pour les deux parties.
Par Benjamin Polle pour Consultor, portail du conseil en stratégie- 04/10/2012
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