Télétravail : le retour en arrière n’aura pas lieu
Quel chemin parcouru ! En décembre 2019, en pleine grève de la SNCF contre la réforme des retraites, certains cabinets de conseil préféraient payer le taxi à leurs collaborateurs ou les aider à acquérir des vélos électriques (relire notre article) plutôt que d’élargir le recours au télétravail. Un an et demi, une pandémie et trois confinements plus tard, la donne n’est plus la même.
Alors que le 100 % télétravail obligatoire dès qu’il est possible est assoupli depuis le 9 juin 2021, les cabinets de conseil en stratégie ne se ruent pas sur le retour au bureau. Bien au contraire.
Chez Advancy, l’organisation établie au démarrage du second confinement (30 octobre 2020 progressivement assoupli à compter du 28 novembre 2020) est demeurée la même : « Depuis l’automne, nous sommes sur un rythme de trois jours de télétravail pour deux jours au bureau qui fonctionne très bien », indique Annabelle Dazy, la directrice des ressources humaines du cabinet.
Télétravail : un bon bilan partagé
Sur le marché du conseil en stratégie, ce bon bilan du tout digital et du tout télétravail est plutôt unanimement partagé. Même sur des missions réputées à très haut niveau de confidentialité, telles que les fameuses war rooms dans lesquelles des poignées de consultants se retrouvent groupées quasi H24 le temps de due diligences (relire notre article), le travail à distance n’a pas handicapé l’activité.
« Les war rooms sont devenues virtuelles, nous veillons seulement à utiliser les outils sécurisés d’EY pour le partage de documents, dit Henri-Pierre Vacher, le senior partner en charge du private equity pour la zone Wem (Western Europe & Maghreb) chez EY-Parthenon. Les confinements nous ont montré que nous pouvions faire notre métier de façon distancielle. J’ai même été surpris par notre capacité à travailler à distance : deux ans en arrière, je n’aurais jamais cru que nous parviendrons à croître autant en télétravaillant (en trois ans le bureau parisien de conseil en stratégie EY-Parthenon a plus que doublé ses opérations de due diligences stratégiques relire notre article). Dans le private equity, comme dans d’autres secteurs de consulting, les impacts seront durables vers un mode de fonctionnement pluriel entre le domicile, le bureau et les clients. »
Un nouveau monde qui va avec son lot de contraintes nouvelles : multiplier les points visio tous azimuts pour que les informations circulent bien, tenir scrupuleusement les horaires de connexion, respecter les prises de paroles pour éviter les cacophonies… (relire notre article)
Des contraintes qui, quelques mois en arrière, pouvaient en amener certains à penser qu’un retour à la normale ferait du bien. Notamment du fait du sentiment d’enfermement induit par les confinements à répétition (relire nos articles ici et là).
Le meilleur des mondes
Certaines organisations montrent à présent que la pérennisation du télétravail, à certaines conditions, n’est pas impossible. Jusqu’à envisager sa généralisation sur le long terme.
Le 18 juin, Richard Houston, le directeur exécutif de Deloitte pour l’Europe du Nord, du Sud et le Royaume-Uni a indiqué que l’ensemble des 20 000 salariés de Deloitte au Royaume-Uni pourront choisir quand, où et comment ils travailleront dans le futur – une annonce dont le bureau de Monitor Deloitte à Paris précise à Consultor qu’elle se cantonne au UK.
Alors que moins de la moitié de l’effectif de Deloitte UK télétravaillait sur une base régulière pré-covid, « une fois que le gouvernement aura levé toutes les restrictions liées au covid-19 et que nous serons de retour, nous laisserons à nos collaborateurs et nos collaboratrices le soin de choisir où elles et ils veulent se trouver pour conduire au mieux leurs missions », écrit Richard Houston dans un communiqué rendu public le 18 juin.
Et ce meilleur des mondes prend, en France dans le conseil en stratégie, la forme d’un modèle hybride – mi-distanciel, mi-présentiel. « On prend le meilleur des deux mondes, appuie Grégory Morel, associé de Global Strategy Group (GSG), la marque de conseil en stratégie de KPMG. Nous laissons toute latitude aux équipes de consultant projet par projet pour s’organiser comme elles le souhaitent. Et les clients nous donnent beaucoup de liberté en ce sens : les meetings de comex clients 100 % digital sont monnaie courante. Mais, comme je m’en suis fait encore récemment la réflexion, ponctuer le travail à distance de sessions de brainstorming de visu fait totalement la différence. On refait aussi des pots et des déjeuners clients. »
Des déjeuners clients chez GSG, des apéros et des événements sociaux en extérieur chez Kea : « Nous restons des métiers de cordées, se voir fait du bien et les logiques d’entraide ne sont pas du tout les mêmes sur Teams ou de visu », plaide également Arnaud Gangloff, le président du cabinet. Qui se classe plutôt dans la catégorie des télétravailleurs sceptiques : « Le télétravail à titre personnel ne me réussit pas : le matin j’ai besoin de me raser, de prendre ma moto et de venir au bureau. »
Bien positionner les curseurs
Tout l’enjeu est là : faire la bonne synthèse entre les bons et les mauvais côtés du télétravail et trouver le bon point d’équilibre. « De toute façon, au-delà de ce qu’on aime ou pas, des modes de travail hybrides se sont définitivement installés. Des points positifs – par exemple la limitation des temps de transport – ont émergé, sur lesquels on doit capitaliser. Mais aussi des aspects négatifs quand le télétravail est généralisé et subi, car nous sommes dans un métier humain, où la relation est nécessaire entre collègues et avec les clients. Ce qui se dessine à présent est de laisser de la latitude aux équipes de consultants tout en maintenant ce qui permet de faire l’entreprise », avance Benoît Tesson, le CEO et fondateur de Vertone.
Le cabinet réfléchit par exemple à l’instauration d’un minimum de présence hebdomadaire dans les bureaux, qui pourrait être de deux jours par semaine, ne serait-ce que pour l’intégration des trente consultants qui sont recrutés chaque année.
Recrutement : des juniors inquiets de revenir au bureau, des seniors inquiets de sacraliser le télétravail
Le recrutement qui contribue d’ailleurs beaucoup à définir les formes que prendra le télétravail désormais. À commencer par l’élargissement géographique du champ des possibles. Désormais, chez Eight Advisory, sur des profils qui atteignent l’âge d’avoir leur premier enfant, commence à émerger la tendance de consultants rattachés au bureau de Paris tout étant domicilié à Lyon ou Nantes.
Ensuite, les attentes des candidats sur le sujet sont variables. Car, comme le dit Florent Berckmans, associé chez Eight Advisory, « les plus jeunes de nos candidats nous demandent s’ils pourront bel et bien venir soit dans les bureaux soit chez les clients pour deux raisons : la première parce qu’ils nous disent “je dois m’intégrer à l’entreprise, comment vais-je y arriver à distance ?” La seconde, qui ne nous est remontée que par des candidats parisiens et pas ailleurs en province ou à l’étranger, est la petitesse des appartements ou des colocations dans lesquels les consultants juniors habitent ».
Alors qu’avec des candidats de profil plus senior, au minimum avec cinq ans d’ancienneté, l’inquiétude est plutôt de savoir si ce qu’ils considèrent être évident, pouvoir mixer télétravail et présentiel à leur guise, le sera tout autant chez Eight Advisory. « Nous répondons que nous nous adaptons à nos clients chez lesquels il n’y a pas deux configurations similaires, entre ceux qui ont rouvert, ceux qui n’ont jamais fermé, ceux où on peut voir les managers mais pas les sites industriels. On responsabilise les chefs de projet mission par mission pour trouver le bon équilibre en fonction des profils des consultants et en fonction des clients », dit encore Florent Berckmans.
Tout comme chez Kea qui favorise une responsabilisation maximale de chaque consultant projet par projet, client par client. Le retour au bureau y est rendu possible – en veillant seulement à éviter les heures de pointe sur la ligne 13 du métro parisien connue pour sa saturation : « On demande aux consultants d’arriver soit plus tôt soit plus tard », précise Arnaud Gangloff.
Même pérennisation d’un mode hybride chez EY-Parthenon – dont les consultants sont de retour à la Défense (relire notre article). Ici, l’application maison de flex office a été adaptée pour plafonner le nombre de places disponibles chaque jour en fonction d’une jauge à ne pas dépasser (le protocole fixé par le ministère du Travail le 9 juin 2021 prévoit 4 m2 par personne).
Dans l’attente de règles plus formelles
Pour tous, à présent, le besoin est le même : la stabilisation de règles plus formelles et plus pérennes dans lesquelles organiser ce travail dual. Chez KPMG et EY, des règles globales sont attendues d’ici la rentrée et seront déclinées par les unités de conseil en stratégie.
Avec pour d’autres, des implications liées à la future organisation du travail qui vont plus loin : ainsi le bail de Vertone rue de La Boétie arrive à échéance en 2022 et la question de l’avenir de ces locaux n’est plus exactement la même. « Compte tenu de notre croissance et la généralisation du télétravail, il nous faudrait de manière pérenne une surface équivalente à celle que nous avons aujourd’hui. Mais il n’y a pas que la surface, il y a la typologie des locaux : nous aurions besoin de plus d’espaces pour des réunions en petits groupes, plus d’espaces isolés pour faire des conf calls, car plusieurs personnes en visio dans un même espace, cela devient vite difficile. Plusieurs scénarios sont sur la table : soit on hybride nos locaux actuels et on reste, soit on va ailleurs, soit on attend », détaille Benoît Tesson chez Vertone.
La réflexion est ouverte partout. Stéphane Bazoche, le managing director de Monitor Deloitte en France, indique à Consultor que « nous sommes encore en pleine réflexion et tout le monde est mis à contribution pour définir ensemble un modèle qui nous convienne ». Advancy, de son côté, s’adjoindra les services d’un ou plusieurs coachs de vie entreprise qui aideront le cabinet à dessiner le futur du travail. Un remue-ménage escompté au dernier trimestre 2021.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
Crédit photo : Adobe Stock.
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