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Consultants et chercheurs : sortir du dialogue de sourds

Si un certain nombre de cabinets de conseil en stratégie ont été fondés par des figures de la recherche, consultants et chercheurs poursuivent des objectifs très divergents.

Un antagonisme qui restreint sévèrement leurs interactions. À tort pour certains qui estiment qu’un rapprochement serait vertueux pour tous.

Benjamin Polle et Pauline Bandelier
15 Sep. 2020 à 17:40
Consultants et chercheurs : sortir du dialogue de sourds

Thomas-Olivier Léautier, aujourd’hui chef économiste d’EDF et directeur de recherche à l’École d’économie de Toulouse, se souvient comme si c’était hier de ses débuts chez McKinsey.

On est en 1997, il vient tout juste d’achever son PhD au Massachussetts Institute of Technology sur un sujet bien opportun : les marchés de l’électricité. Car, c’est pile à ses débuts en tant que consultant que la privatisation de la fourniture d’électricité en Californie, amorcée en 1996, tourne à l’explosion des prix et aux pénuries.

« Tout d’un coup, les prix s’envolent de 30 à plusieurs milliers de dollars du mégawattheure, raconte-t-il aujourd’hui. Il a fallu plusieurs années à la recherche économique pour exhumer les travaux de notre Marcel Boiteux (économiste, mathématicien et haut fonctionnaire français, directeur d’EDF de 1967 à 1987, théoricien de la tarification de l’électricité, NDLR). McKinsey, non plus, ne les utilisait pas. Ils expliquent pourtant très bien les raisons de ce genre de pics temporaires des prix. »

L’essor des stratèges – chercheurs

Un trou dans la raquette exceptionnel ? Pas pour certains business models de conseil développés ces dernières années qui jugent qu’il existe un déficit structurel de recherche dans le conseil en général, et dans le conseil en stratégie en particulier.

À l’instar de Mathieu Laine, le fondateur de l’entreprise de conseil Altermind dont le modèle repose sur un réseau de 300 professeurs d’université mobilisables dans les mandats du cabinet. « J'ai démarré avec l’intuition qu’il y avait dans le monde universitaire des actifs sous-exploités », expliquait-il dans les colonnes des Échos fin juillet.

C’est le cas aussi de Temsens qui se propose de faire pénétrer les sciences de l’homme et de la société dans la gouvernance, le management et la stratégie des grandes entreprises. Chez Temsens, anthropologues, philosophes, sociologues, écrivains, inventeurs ont par exemple accompagné un géant du foncier dans la conceptualisation du centre commercial de demain, ou encore un groupe d'aérospatial dans l’imagination de nouveaux usages de l’espace.

Milo Lévy-Bruhl, docteur en philosophie, qui a collaboré avec Temsens, avance même qu’un certain divorce serait intervenu entre les plus grands cabinets de conseil en stratégie et la recherche en sciences humaines et sociales.

Fini donc les James Oscar McKinsey (professeur de comptabilité à l’université de Chicago), Michael Porter (professeur de stratégie à Harvard) et Hermann Simon (professeur à la Bielefeld University puis à la Mainz University) qui avant d’être les fondateurs de cabinets de conseil emblématiques étaient des professeurs et chercheurs respectés ?

« Oui et non, estime Thierry Boudes, professeur de stratégie à l’ESCP. Cela dépend comment est posée la question. Si vous demandez quand une grande figure académique a créé la dernière fois un cabinet de conseil qui a fait florès ensuite, cela fait longtemps, c’est vrai. Si on pose la question des liens des cabinets de conseil en stratégie avec la recherche, c’est moins vrai. » Quelques exemples existent.

Une certaine déconnexion

Citons Kea qui se présente comme l’un des héritiers de l’Institut de la sociodynamique, cette discipline qui s’intéresse à la science de l’action et à la science des organisations, fait valoir la présence d'un professeur d'HEC, Rodolphe Durand, au sein de son conseil d'administration et défend la présence d'articles de recherche dans sa Revue.

Le cabinet indique à l’envi qu’il est moteur d’échanges réguliers entre consultants, chercheurs et enseignants, et inclut le fruit de ces travaux dans les conseils prodigués à ses clients. Il y a aussi ces nombreux professeurs dont l’activité de conseil est florissante.

Mentionnons le Néerlandais Manfred Kets de Vries, psychanalyste d’entreprise, professeur à l’Insead, a créé un institut de conseil de direction général à son nom. Dans la même veine, Jim Collins, ancien chercheur de la Stanford Graduate Business School, auteur du blockbuster From Good To Great, est également un consultant très sollicité.

Mais au-delà de ces ponts ponctuels des cabinets vers la recherche ou de la recherche vers le conseil, « les grands cabinets sont plutôt déconnectés de la recherche », estime Thomas-Olivier Léautier.

Pour une simple raison, selon lui : « La force d’un McKinsey n’est pas d’avoir des idées nouvelles, mais de prendre des trucs qui sortent du monde académique et d’en faire des trucs qu’un PDG peut comprendre. Si je vous dis qu’il est important que les gens dans votre organisation aient un fort degré d’autonomie, parce que c’est le résultat de recherches scientifiques, c’est fort bien, mais ça n’est d’aucune aide pour la direction d’une entreprise. Si, en revanche, je vous dis ce que vous pouvez faire concrètement pour mettre en œuvre cette autonomie théorisée, là un consultant fait son travail. McKinsey est attendu là-dessus. »

Chacun chez soi et les cochons seront bien gardés

Chacun à sa place, donc. Même analyse de Marc Smia, le cofondateur de Kea : « Beaucoup de nos clients ont une approche utilitariste du conseil et ce n’est pas la posture du chercheur, qui apporte souvent plus de questions que de solutions. » Olivier Wathelet, anthropologue et consultant en innovation, va même plus loin et considère que « trouver un horizon commun ne va pas toujours de soi. Les chercheurs sont tournés vers leurs propres intérêts et mettent l’essentiel de leur énergie sur des sujets qui ne sont pas dans l’intérêt de l’entreprise ».

Plus globalement, pour Thierry Boudes, à l’ESCP, les attendus des consultants en stratégie et des chercheurs ne sont tout simplement pas du tout les mêmes. « On demande au consultant quelque chose qui fonctionne a priori. Le chercheur, lui, est plus fort pour expliquer a posteriori. »

Les deux professions peuvent même être concurrentes à certains égards. « Imaginez une recherche académique en management dont on dirait qu’elle se cantonne à mettre en perspective ce qu’elle voit émerger dans les entreprises. Inversement, des consultants en stratégie dont on considérerait qu’ils ne font que mettre en œuvre des idées élaborées par la recherche en management », développe-t-il.

En France en particulier, la distance entre entreprises privées et recherche publique ne se limiterait d’ailleurs pas aux seules entreprises de conseil en stratégie. Dans un rapport d’octobre 2015 de l’inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche, remis à Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, une certaine contre-performance de la relation entre entreprises et établissements publics de recherche était mise au jour en France. Plusieurs raisons de ce dysfonctionnement étaient évoquées : complexité du système public de R&D, manque de professionnalisme de certains acteurs publics, méconnaissance des attentes des entreprises, activités de recherche menées dans des champs trop étroits…

Quand les collaborations fonctionnent

Pourtant, malgré toutes leurs différences, consultants en stratégie et chercheurs pourraient plus étroitement collaborer. Du moins, les stratèges auraient-ils intérêt à le faire.

C’est ce que défend Erwann Le Noan, autre associé d’Altermind interrogé par Consultor. Il se souvient du rôle joué par son cabinet et des chercheurs associés à cette mission dans le rachat de Darty par la Fnac en 2016.

Le rapprochement avait fini par être avalisé par l’Autorité de la concurrence après avoir pris en compte la concurrence que pourraient opposer au nouveau groupe les enseignes en ligne. « Nous avions mis en avant le billion prices project, un projet de la Havard Business School et du MIT qui suit l’évolution des prix de milliers de retailers en ligne et leur progressive convergence avec les prix hors ligne. Seul un professeur au MIT pouvait maîtriser cet aspect des choses », se souvient-il.

Un exemple parmi d’autres « des outils conceptuels » amenés par la recherche et qui, pour Marc Smia, chez Kea, « sont utiles à l’accompagnement » prodigué par les consultants à leurs clients.

Le vivier est là pour aller plus loin. Car les cabinets de conseil en stratégie recrutent depuis longtemps des docteurs nécessairement bien connectés avec le milieu de la recherche par lequel ils sont passés : ils représentent traditionnellement 15 % des effectifs du BCG et de McKinsey en Allemagne et aux États-Unis. Et, les bureaux en France, où les doctorats sont moins valorisés, en recrutent eux aussi davantage (relire nos articles ici et là).

Il n'y a donc plus qu'à si le besoin s'en fait ressentir. Seulement, pas si sûr, que ce besoin existe. Sauf, peut-être, sur des sujets du moment tels que l'intelligence artificielle ou les data sciences (relire notre article).

Benjamin Polle et Pauline Bandelier pour Consultor.fr

Boston Consulting Group Kéa McKinsey
Benjamin Polle et Pauline Bandelier
15 Sep. 2020 à 17:40
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