Anne Bioulac : à dada sur la data
En octobre, Anne Bioulac, l’ancienne copatronne du bureau de Roland Berger à Paris qu’elle a quitté pendant l’été, a pris la tête du développement européen d’Augustus Intelligence, une start-up américaine qui veut libéraliser le recours à des outils d’intelligence artificielle (IA) dans les entreprises. Avec des objectifs de développement extrêmement rapides et ambitieux. Un vrai tournant pour celle qui fut vingt années durant consultante en stratégie dans plusieurs sociétés de la place. Elle livre à Consultor son analyse des évolutions, opportunités et défis du métier. Rencontre.
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Début septembre 2019, à 46 ans, Anne Bioulac a tourné la page du conseil en stratégie. Elle a pris les fonctions de managing director pour l’Europe d’une start-up new-yorkaise spécialisée dans le développement d’outils d’intelligence artificielle.
Dans sa vie professionnelle précédente, chez Andersen, Bossard, Oliver Wyman, Roland Berger, Anne Bioulac a roulé sa bosse dans le conseil en stratégie. Après être passée par tous les grades, par tous les sujets, et notamment la révolution des technologies et des compétences digitales, le moment était venu.
Sa décision est prise depuis plusieurs mois. L’annonce surprise de la démission de Charles-Édouard Bouée explique évidemment – ils sont proches et collaboraient beaucoup ensemble – une partie de la décision. Ce n’est pas la seule raison : « Je m’étais dit qu’il fallait changer avant mes 50 ans », explique-t-elle dans un entretien à Consultor.
La fin d’un cycle. Cette Bordelaise de naissance, installée à Paris avec son mari et ses trois enfants, se voyait plus jeune comme plutôt littéraire. « Ma prof de mathématiques m’avait recommandé de faire math sup-math spé, ce que j’ai fait. » La préparationnaire au lycée Montaigne de Bordeaux est bonne élève : elle intègre Télécom Paris.
D’un cabinet à l’autre
Au moment de dégoter un stage de fin d’études, elle n’a pas d’idée précise de ce qu’elle voudrait faire, mais une photographie nette de ce qu’elle veut éviter : une ingénieure claquemurée dans son laboratoire. Elle envoie des candidatures dans différents secteurs et différentes entreprises, dont feu Andersen consulting. Où elle est prise.
« Je ne connaissais pas le consulting, j’ai adoré ! J’y ai commencé à apprendre ce que je n’ai cessé de faire ensuite : résoudre des problèmes. » Elle ne prolongera pas chez Andersen dans le souci d’inscrire pleinement sa carrière de consultante dans des sujets stratégiques, ce qui n’était pas le cas au sein du futur Accenture.
Chacun des cabinets par lesquels elle est passée présentait des similitudes et des différences par rapport aux autres. « Mis sur pied par les frères Bossard en 1945, Bossard est l’école du conseil à la française, avant même que les marques américaines n’arrivent en France dans les années 1960 », raconte-t-elle.
Les années Oliver Wyman se distinguent par une culture plus anglo-saxonne où les offres globales sont très prégnantes. Là où Bossard et Roland Berger privilégient le cousu main, une approche sujet par sujet, et client par client. « Ce qui peut avoir pour inconvénient de réinventer la roue à chaque mission », contraste-t-elle a posteriori.
Ouverture des magasins Bouygues Telecom
Les télécoms et les médias s’imposent rapidement dans son parcours, par affinité. Dans les années 1990, chez Bossard, elle travaille sur la libéralisation du marché des télécoms, planche sur l’ouverture des premiers magasins Bouygues, au lancement de nouveaux opérateurs. En France, puis aussi à l’international, comme au Kenya où elle passe un an ou en Turquie où elle contribue au démarrage d’une offre médiatique satellitaire. Il y eut aussi des moments plus rugueux, comme des réorganisations dans les médias.
Les années 2000 et le début de plateformes digitales globales – les futures GAFA – font progressivement d’Anne Bioulac la responsable des compétences digitales de Roland Berger où elle avait d’abord été recrutée au sein de la practice télécoms. Un environnement nouveau qui l’amènera à devenir l’une des pionnières de la marque globale des offres numériques du cabinet, Terra Numerata, qui subsiste encore aujourd’hui et dont la direction globale a été confiée à l’ancienne secrétaire d’État française Axelle Lemaire.
Les leçons apprises
Quelques enseignements émergent au terme de ce riche parcours.
D’abord, une définition fine de l’étoffe d’un consultant en stratégie : « Il n’a pas 150 000 clients dans sa carrière, mais plutôt quelques dizaines. Ce sont des gens avec qui on établit une relation de confiance dans la durée et avec qui on accepte de partager le fardeau d’une situation et d’une décision. La relation ne peut pas être que transactionnelle quand bien même elle se solde par l’émission d’une facture et son règlement », analyse Anne Bioulac.
Puis, une compréhension aiguë et intime de l’un des principaux défis que les sociétés de conseil en stratégie ont devant elles : celui de la parité. « C’est un gros problème dans ce métier, il va devenir critique. On ne peut pas être une société de conseil en stratégie crédible, sans être un minimum représentatif des entreprises que l’on conseille, qui, elles, ont plutôt bien évolué sur le sujet. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut en être les copies conformes, mais tout de même la diversité est essentielle. Les cabinets font des efforts, mais les résultats ne sont malheureusement pas encore là. »
Dans son cas, elle reconnaît avoir cheminé sur les sujets des discriminations sexistes encore à l’œuvre dans le conseil en stratégie et s’être épaissi le cuir pour durer et progresser dans la hiérarchie. Certes, lorsqu’elle était chez Oliver Wyman il existait déjà un groupe – Women at Mercer – censé faciliter la vie des femmes consultantes. Elle confesse, alors jeune principal, soutenue par son mari pilote de ligne dans l’organisation du quotidien avec leurs deux premiers garçons, ne pas en avoir immédiatement saisi la raison d’être.
Aujourd’hui, elle comprend beaucoup plus nettement les obstacles à la progression du nombre de femmes dans les équipes de consultants et les partnerships : « Ces entreprises doivent donner beaucoup plus de clarté aux consultants et aux consultantes sur les marges de manœuvre dont ils bénéficient à chaque étape de leur carrière. Au-delà, l’image tout entière de ce qu’on attend d’une femme dans la société doit évoluer. Ce qui dépasse amplement la seule responsabilité des cabinets de conseil en stratégie et des entreprises au sens large. »
La culture « virile » de Roland Berger
Des cabinets dont elle estime qu’ils ne sont pas particulièrement conservateurs, même si dans son cas elle dit avoir appris à faire fi de nombre de remarques. À commencer chez Roland Berger où existe « une culture parfois un peu virile pourrais-je dire », s’amuse-t-elle.
Autonomie, franchise, affirmation de soi, débrouillardise y sont les clés pour durer. En 2010, la cooptation au rang de partner lui échappe, et Anne Bioulac songe à partir pour « un très beau poste » dans les médias. Elle est rattrapée in extremis par la perspective de progressions qui se sont matérialisées ensuite.
Sa nomination en 2017 à la tête du bureau de Paris au côté d’Olivier de Panafieu, avec qui elle estime avoir formé un bon tandem, est vécue comme la récompense d’un investissement « énorme ». Son bilan des années Berger est bon. Elle juge laisser derrière elle à Paris « un cabinet dans une très bonne dynamique ».
En septembre, une certaine émotion et la tristesse l’ont gagnée au moment de faire ses adieux. Et parce qu'aussi de ces années conseil et Berger restent quelques figures fortes qui ont particulièrement marqué son parcours. Aucune femme, par déficit de parité encore et toujours.
Parmi ces personnes qui l’ont marquée, il y a Nicolas Teisseyre, senior partner et Monsieur telco chez Roland Berger : Anne Bioulac et lui se sont suivis de cabinet en cabinet à peu près aux mêmes dates. Il y eut aussi Hanna Moukanas, partner et patron du bureau de Paris d’Oliver Wyman, par son caractère sympathique et humain. Enfin, Charles-Édouard Bouée : « Ultra-dynamique, cinquante idées par minute, il m’a considérablement poussée. »
Le monde d’hier
Il est un trait d’union entre l’ancienne et la nouvelle vie professionnelle d’Anne Bioulac. Parmi ses très nombreuses activités, l’ancien CEO de Roland Berger conseille pléthore d’entreprises actives sur le segment de l’intelligence artificielle, dont Augustus Intelligence que dirige Anne Bioulac en Europe.
Ce ne sera pas le seul pont qu’elle fera entre sa vie de consultante en stratégie, Roland Berger et l’intelligence artificielle. Déjà, considère-t-elle, le conseil en stratégie a vocation à se transformer encore avec l’adoption par les consultants de nouvelles technologies, à l’instar du déploiement qu’elle avait orchestré chez Roland Berger de Dataiku, la licorne française spécialiste du traitement clé en main des séries de données des entreprises.
Ces technologies, anticipe-t-elle, vont encore transformer le métier de consultant en stratégie. Certes, il a déjà fait plusieurs tours sur lui-même par rapport aux débuts d’Anne Bioulac. Elle se rendait par exemple dans des centres de recherche documentaire pour se procurer les rapports annuels papier des concurrents de ses clients.
« Les consultants en stratégie n’ont pas vocation à faire du développement d’intelligence artificielle, mais à l’utiliser certainement pour résoudre les problématiques de leurs clients. Ce qui pourra poser la question du modèle économique et de leurs recrutements : comment devenir senior si l’IA remplace les juniors », avance-t-elle.
Autre pont : celui du recrutement. La société dont elle chapeaute le développement recrute activement en France, en Allemagne et ailleurs en Europe des talents, moins coûteux et plus fidèles qu’aux États-Unis, avec l’ambition de rapidement atteindre le milliard de dollars d’activité.
Pour l’instant, la société reste furtive – ce que nombre de start-up américaines choisissent de faire pour préserver leur amorçage –, avec un nom encore temporaire et deux fondateurs aux États-Unis qui font profil bas. Une phase de lancement au cours de laquelle Anne Bioulac ne s’interdit pas de recourir aux conseils de Roland Berger. Par principe, c'est une bonne idée lorsqu’on veut lancer une offre de service et toucher de hauts dirigeants, dit-elle en substance.
Un autre signe que son parcours de consultante en stratégie n’est pas très loin. Elle ne fait aucun secret des liens qu’elle souhaite garder avec son ancien secteur ou ses ex-collègues avec qui elle conserve de l’attachement. Comme elle le dit elle-même, « je resterai toujours un peu consultante dans ma tête ».
2019 – Quitte le conseil et rejoint une start-up américaine spécialisée dans l’IA
2006-2019 – Roland Berger
2017 : devient co-head du bureau de Paris au côté d’Olivier de Panafieu
2017 : prend la tête d’Augesco Ventures, une offre de services for equity destinée aux start-up créée avec le groupe Les Échos-Le Parisien
2002-2006 – Principal chez Oliver Wyman
1995-2002 – Bossard Consultants puis Capgemini
1995 – Stage chez Andersen
1992-1995 – Télécom Paris
Par Benjamin Polle
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