Casino, Carrefour : mutation vitesse rapide dans la distrib’ française
Coup sur coup, le changement d’actionnariat de Casino et une importante opération de croissance externe de Carrefour sont venus illustrer les mutations à l’œuvre dans la grande distribution. Prix, concentration, accès au foncier : deux partners chez Kea et Eight Advisory passent les enjeux du secteur en revue.
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Dimanche 16 juillet, il en était fini du match pour la reprise de Casino. Le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, associé au Français Marc Ladreit de Lacharrière, prenait le contrôle du groupe aux 50 000 employés en France, dont 2 500 au siège à Saint-Étienne, avec ses 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires et ses enseignes Monoprix, Franprix, Casino ou Vival.
Exit donc le trio « 3F », le fondateur d’Iliad Xavier Niel, le banquier Matthieu Pigasse et le franchisé Franprix Moez-Alexandre Zouari, qui défendaient de leur côté le projet Teract avec le groupement de coopératives InVivo.
Casino et son emblématique PDG Jean-Charles Naouri sont fragilisés par une dette colossale de 6,4 milliards d’euros, qui l’a amené au bord du redressement judiciaire, et dont la renégociation avait été confiée à deux mandataires judiciaires depuis le 25 mai.
C’est au beau milieu de ce feuilleton du capitalisme français que Carrefour a surpris son monde en annonçant sa plus grosse acquisition depuis 20 ans.
Carrefour a en effet passé un accord avec le distributeur belge Louis Delhaize en vue de lui racheter les enseignes Cora et Match pour 1,05 milliard d’euros. Les 60 hypermarchés Cora et 113 supermarchés Match en France ont réalisé l’an passé un chiffre d’affaires de 4,3 milliards d’euros. Ils s’ajouteront aux 42 milliards d’euros du distributeur en France.
Double objectif par cette opération : recoller à Leclerc (22,5 % de parts de marché selon Kantar) et prendre ses distances avec le numéro 3 Intermarché (15,3 %), signataire d’un accord pour l’acquisition de 180 magasins Casino.
Pour Christophe Burtin, partner Kea grande conso et retail, et Nicolas Cohen-Solal, partner strategy & operations chez Eight Advisory, qui a notamment accompagné 3F, Teract et la coopérative InVivo ainsi que Casino dans un éventuel rapprochement, la séquence illustre plusieurs des défis de court et moyen terme que la grande distribution doit relever.
Reprise des volumes de vente après 2 ans d’inflation qui les ont tirés à la baisse ; pression foncière consécutive au vote d’une loi mettant un coup d’arrêt à l’artificialisation des sols ; et avec elle, une consolidation mécanique des acteurs.
Ils répondent aux questions de Consultor.
Chez Eight Advisory, vous avez été aux premières loges sur le dossier Casino. En quoi consistait l’offre de 3F, Teract et InVivo sur laquelle vous avez travaillé ?
Nicolas Cohen-Solal : Nous avons accompagné Teract dans son plan stratégique de partenariat avec Casino. Teract et Casino ont envisagé un rapprochement de leurs activités de distribution en France, avec notamment un projet industriel articulé autour de deux axes principaux : d’une part, Teract proposait à Casino de s’occuper de ses rayons frais : fruits, légumes et boulangeries, sous forme de concessions. Et d’autre part, de déployer une plateforme d’achats étendue sur les catégories communes, composée d’une offre de produits issus de circuits courts et de produits locaux. Un maillage avait été établi région par région, et par magasin, en lien avec InVivo (185 coopératives françaises, 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ndlr). Le deal avait donc plusieurs facettes, un projet industriel et un projet capitalistique. Le projet n’est pas allé à son terme du fait notamment des difficultés financières rencontrées par Casino.
Si ce deal ne s’est pas fait avec Casino, pourrait-il se faire avec d’autres ?
Nicolas Cohen-Solal : Casino a annoncé début juillet s’allier avec Prosol (pôle fruits, légumes, poissonnerie, fromagerie de Grand Frais, ndlr) pour ses rayons de produits frais. Quelque part, l’idée apportée par Teract a dû ouvrir l’appétit de Casino sur ce sujet. Pour une bonne raison : les rayons frais sont à la fois générateurs de trafic et causes de départ de clients. Avoir des produits locaux et issus de circuits courts permet de se démarquer face à la concurrence. Des études ont également étayé que la présence d’un four traditionnel dans un rayon de boulangerie est fortement génératrice de retombées en trafic et en chiffre d’affaires pour l’ensemble du point de vente.
Christophe Burtin : Le projet Teract visait à sécuriser des approvisionnements, dans un contexte, ça n’aura échappé à personne, où le climat part en vrille. Dans une période d’abondance, mettre des produits sur les étagères des supermarchés était une négociation facile et le rapport de force était à l’avantage de la grande distribution. Dans une période de pénurie, un coup le blé tendre, un coup le blé dur, un coup la moutarde, les agriculteurs sont des entrepreneurs et ont besoin de vendre leur production au juste prix. À cela s’ajoutent les lois Egalim qui visent à améliorer la rémunération des agriculteurs. Conséquence, la pression est forte pour les distributeurs, tout particulièrement sur les produits frais. Dans le métier, on parle de « la revanche du placard ». Après avoir beaucoup misé sur le frigo, on pourrait voir un retour des conserves et des produits secs. Dans ce contexte, le tandem InVivo/Teract était malin. Il visait à valoriser la chaîne de valeur de la matière jusqu’au magasin. Un peu comme ce que Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Moez-Alexandre Zouari veulent faire avec InVivo dans la transformation des jardineries d’InVivo (Gamm Vert, Jardiland, Delbard, Jardineries du Terroir, ndlr) en points de distribution de produits frais et locaux.
Nicolas Cohen-Solal : Ce que l’on a constaté sur ce projet est qu’il existait très peu d’accords de long terme entre distributeurs et agriculteurs. Des engagements de long terme permettraient une meilleure anticipation et organisation et permettraient de détendre toute la chaîne de valeur.
C’est finalement Daniel Kretinsky qui a remporté le morceau. Un choix à même de relancer Casino ?
Christophe Burtin : Casino avait sûrement vu juste en mettant le paquet à Paris où le groupe avait une position dominante avec Franprix et Monoprix. Un avantage compétitif qui s’est amenuisé pour plusieurs raisons. Avec le temps, tout le monde est entré dans Paris. La capitale compte un supermarché à tous les coins de rue. Puis, démographiquement, Paris se vide. Enfin, pendant et depuis le covid, la capitale a été privée de ses touristes, qui sont de gros acheteurs en supermarchés. Dans l’immédiat, Daniel Kretinsky s’appuie sur des figures expérimentées (Philippe Palazzi, ex-COO de Metro et ex-DG de Lactalis, et Jean-Paul Mochet, ex-président de Franprix et de Monoprix) pour prendre les rênes de Casino.
Cela sera-t-il suffisant pour faire face à une guerre sur les prix entre distributeurs ?
Christophe Burtin : La distribution, c’est comme une pyramide de Maslow. Avant de parler de digital et d’expérientiel, l’essentiel est de se concentrer sur le confort minimum. Les consommateurs ne sont pas dupes et savent très bien faire la différence entre des magasins plus sympas que d’autres. Le confort d’achat est le premier point à adresser. Est-ce qu’il y a des trous dans le carrelage dans les rayons ? De la peinture écaillée ? Des caddies qui roulent mal ? Les hypermarchés avec leur consommation d’énergie, leurs meubles froids, leurs fours, leur staff qui atteint régulièrement les 500 personnes, sont des petites usines dans lesquelles il faut réinvestir en permanence, tout en maintenant des prix très bas. L’agencement doit être le premier investissement. Les hypermarchés subissent aussi l’inflation de leurs coûts. Les indépendants l’ont très bien compris : quand d’autres investissaient aux quatre coins du monde, ils investissaient dans leurs magasins en France.
Alors que le feuilleton Casino arrivait à son épilogue, Carrefour a détourné l’attention en annonçant le rachat de Cora et Match. Cela vous a-t-il surpris ?
Nicolas Cohen-Solal : Aucunement. On savait que Cora s’était posé des questions sur ses coûts, sa logistique. Cela faisait un moment qu’ils se cherchaient. Mais, en effet, le rachat est sorti au moment où on s’y attendait le moins !
Christophe Burtin : Je ne suis pas surpris non plus. Cora était un des nombreux affiliés que Carrefour a compté dans toutes les régions avant de décider de les réintégrer.
Rattraper Leclerc et mettre Intermarché à distance : la raison concurrentielle est-elle le seul moteur de ce rachat ?
Nicolas Cohen-Solal : Un point structurant, selon nous, est la loi climat de 2021 qui interdit la création de nouvelles surfaces commerciales pour limiter l’artificialisation des sols. Elle a été renforcée ces jours-ci par une deuxième loi (du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols, ndlr). Dans ce contexte, il va devenir très compliqué, voire impossible, de créer de nouvelles surfaces pour les acteurs de la grande distribution. La course au mètre carré n’est plus extensible, alors que ces dernières années, il y a eu une augmentation de mètres carrés plus importante que de volumes vendus en magasins. Pour gagner des parts de marché, les différents acteurs du marché vont s’activer pour consolider le marché. La consolidation du marché commence.
Christophe Burtin : On dit souvent que la grande distribution en France est trop concentrée. Certains pays voisins, la Suisse, le Royaume-Uni le sont beaucoup plus. En France, la barre qui se dessine est d’avoir 25 % de parts de marché. Or, avec Leclerc, Système U, Lidl, Aldi, Auchan, Intermarché, Carrefour et Casino, vous avez encore 8 centrales qui se partagent le marché – sans parler des enseignes.
Cela revient-il à dire que leur nombre pourrait être divisé par deux ?
Christophe Burtin : C’est une possibilité et nous n’avons pas fini de voir les choses se faire. D’ailleurs, il n’y a pas que la grande distribution qui se consolide. Daniel Kretinsky est aussi présent au capital de Métro et de la Fnac. Avec l’acquisition de Casino, il s’étoffe et constitue un beau réseau.
Au-delà de la consolidation, en quoi, ces deux opérations coup sur coup sont-elles symptomatiques des défis que la grande distribution doit relever ?
Nicolas Cohen-Solal : Le premier est de relancer la consommation. Avec 21 % d’inflation sur les prix en 2 ans, la grande distribution a connu des pertes de volume sur certains rayons et des changements de consommations liés à la baisse du pouvoir d’achat, avec par exemple une baisse du bio et une augmentation des premiers prix. À présent, on observe une baisse des cours de certaines matières agricoles ou de l’énergie. Il y a un gros enjeu de baisse des prix permettant de réguler l’inflation. Le ministère de l’Économie a mis le pied dans la porte en ouvrant des négociations sur les prix entre fournisseurs et distributeurs hors période annuelle de négociation. L’enjeu est que des baisses de prix bénéficient aux consommateurs le plus rapidement possible. Cela passe par de très fortes tensions sur les négociations de prix qui peuvent aller, comme on l’a vu, sur le retrait de Pernod-Ricard de Leclerc, le deuxième produit le plus distribué en grande conso derrière la Cristalline. On est dans cette période-là : après 2 ans de forte inflation, le marché doit s’adapter de manière agile.
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distribution
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