État : le Sénat siffle la fin du tout consulting
Estimant que les dépenses de conseil de l’État et ses opérateurs ont doublé ces cinq dernières années, le Sénat a préconisé 19 mesures d’amélioration en faveur de l’efficacité de ces achats et de leur transparence, dans un rapport rendu public le 17 mars 2022. Roland Berger, McKinsey et BCG comptent parmi les 20 cabinets les plus actifs. Une proposition de loi transpartisane sera déposée dans les prochains mois pour que le Parlement puisse se prononcer sur ces recommandations.
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Au terme de quatre mois d’enquête, 40 auditions, et sur la base des 7 300 documents recueillis, la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des politiques publiques a rendu public son rapport le jeudi 17 mars 2022.
Son premier acquis est inédit : la commission permet la publication de toutes les prestations de conseil achetées par les ministères entre 2018 et 2021, telles que transmises par les secrétariats généraux pour tout achat supérieur à 150 000 euros. Une première en France.
Les auditions conduites de décembre 2021 à février 2022 avaient déjà permis de révéler l’existence d’un certain nombre de missions inconnues précédemment (relire nos articles ici, ici, ici, ici, ici).
Le rapport publié jeudi en dévoile d’autres, et montre à quel point les cabinets de conseil en stratégie sont soucieux de la confidentialité de leurs interventions. Ce dont témoignent des échanges entre McKinsey et le ministère de l’Éducation nationale sur l’avenir du métier d’enseignant, une des missions qui a le plus fait parler d’elle au cours des auditions (ici). « Le ministère de l’Éducation nationale envoie un courriel au cabinet le 25 février 2020 pour demander le report du “Copil [comité de pilotage – ndlr] McKinsey” prévu le lendemain, afin que le ministre Jean-Michel Blanquer “puisse y participer, car tel est son souhait”. En réponse, le directeur associé de McKinsey soulève “un point d’attention” auprès de ses interlocuteurs : “n’appelons pas cette instance ‘Copil McKinsey’. Il s’agit du ‘Copil DITP Enseignant XXI’. C’est important que cela apparaisse dans les agendas" », lit-on dans le rapport.
De même pour la gestion de la crise sanitaire, pour laquelle McKinsey a été abondamment sollicité, le cabinet demande à rester behind the scene. Dans un devis du 20 décembre 2020, obtenu par le Sénat, le cabinet écrit : « notre intervention aux côtés du [ministère des Solidarités et de la Santé] restera confidentielle et tous nos documents seront réalisés au format du [ministère]. Les travaux et livrables fournis par McKinsey et divulgués à l’extérieur du [ministère] ne devront pas mentionner l’intervention ou le nom de McKinsey, sauf obligation légale ».
Un niveau très fort de confidentialité auquel le Sénat veut mettre un terme. Dans ses recommandations, la chambre haute du Parlement appelle notamment à « assurer la traçabilité des prestations des cabinets de conseil en exigeant que chaque livrable précise le rôle qu’ont joué les cabinets dans sa conception, interdisant aux cabinets de conseil d’utiliser le sceau ou le logo de l’administration ».
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Qui, quoi, comment
Sur le poids de ces dépenses de conseil, la commission du Sénat s’est heurtée à la difficulté d’agréger des chiffres homogènes et comparables dans le temps. Elle est cependant arrivée à la conclusion que « le montant des dépenses des ministères relevant du conseil au sens de la nomenclature des achats de l’État s’élevait à 893,9 millions d’euros en 2021, contre 379,1 millions d’euros en 2018 ».
S’y ajoutent les achats de missions de conseil achetés par les opérateurs de l’État, des organismes distincts au statut juridique public ou privé, auxquels est confiée une mission de service public (Pôle Emploi, Météo France, CNRS…). Ces achats étaient de 171,9 millions d’euros dans 44 opérateurs échantillonnés par la commission.
« En 2021, les dépenses de conseil de l’État, ministères et opérateurs compris, dépassent donc le milliard d’euros, en intégrant les dépenses d’informatique », conclut la commission sénatoriale. Le plus gros de cette enveloppe va à du conseil informatique, seuls 445,6 millions d’euros allant à du conseil « à forte dimension stratégique », dont 135,2 millions d’euros à du conseil en stratégie et organisation très directement. Un dernier volant qui a été multiplié par 3,7 depuis 2018. Ce qui en ferait un des segments de conseil à la croissance la plus rapide.
Deuxième enseignement : la nature des cabinets qui conduisent principalement les missions de conseil auprès de l’État. S’ils sont nombreux sur le papier (2 070 prestataires recensées sur les listes des contrats passés entre 2018 et 2020), 20 cabinets représentaient, à eux seuls, 55 % du conseil aux ministères.
Eurogroup (10% des 55%, soit environ 55 millions d’euros) arrive loin devant. Roland Berger (environ 11 millions d’euros), le BCG et McKinsey (environ 5 millions d’euros chacun) sont également présents parmi ces 20 cabinets les plus actifs auprès du secteur public français.
Troisième enseignement, le cadre juridique ultra-majoritaire par lequel il est fait appel à eux : les accords-cadres qui permettent de sélectionner pour une période donnée un certain nombre de cabinets auxquels il est fait appel ensuite sujet par sujet, mission par mission.
La commission d’enquête du Sénat a comptabilisé 15 accords-cadres conclus par l’État pour des prestations de conseil, dont trois concentrent 85 % des achats de conseil : celui de la DITP sur la transformation de l’action publique, ceux de l’UGAP et ceux de la direction des achats de l’État.
Se félicitant qu’il constitue un cadre commun, la commission regrette qu’ils servent de « boutons pressoirs » renforçant l’opacité plutôt que favorisant la transparence : « une fois les accords-cadres conclus, les bons de commande successifs ne font l’objet d’aucune publicité », regrette la commission.
Qui juge aussi insuffisants les efforts d’évaluation des missions auxquelles ces accords-cadres donnent lieu. « Des missions “vitrines”, mises en avant par les cabinets de conseil auditionnés par la commission d’enquête, [ont] été jugées d’une qualité toute relative par la DITP. Les différentes missions du projet "Mille premiers jours de l’enfant", conduites entre 2019 et 2020 par Roland Berger (ici), ont obtenu une note moyenne de 2,5/5. […] La DITP a estimé que la prestation de Roland Berger n’était “pas au niveau” et que “la valeur ajoutée sur les scénarii de chiffrage [n’était] pas à la hauteur d’un cabinet de stratégie” ». Un des exemples de missions sur lesquels la commission s’appuie pour demander qu’à l’avenir les fiches d’évaluation des prestations de conseil soient systématiquement établies et rendues publiques.
L’influence en question
Sur l’objet même de la commission d’enquête, à savoir l’influence des cabinets de conseil privés, les parlementaires estiment que « certaines missions […] influencent directement les politiques publiques. C’est notamment le cas dans le conseil en stratégie, lorsque les consultants proposent des scénarios “arbitrables” (mais le plus souvent orientés) aux décideurs publics ».
Et d’ajouter que « la frontière est […] floue, en particulier pour le conseil en stratégie : les consultants prennent position sur le fond des politiques publiques, interviennent sur des réformes majeures et apportent des solutions “clés en main” aux responsables publics ».
La commission juge par exemple que les nombreuses publications des cabinets de conseil toutes souvent tintées de libéralisme économique, leurs think tanks maison (McKinsey Global Institute, Henderson Institute et le Centre for Public Impact [CPI] pour le BCG) ou leur participation à des think tanks extérieurs (comme l’Institut Montaigne) jouent un rôle non négligeable.
Une influence qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, passe aussi par la langue, à lire les sénateurs. « En dépit des instructions relatives à l’emploi de la langue française dans les administrations, le recours aux cabinets de conseil rend systématique l’emploi de termes anglo-saxons consubstantiels à la culture de ces cabinets, mais incompréhensibles pour nos concitoyens comme pour une grande partie des fonctionnaires qui en retirent une souffrance certaine », juge le rapport.
Sur ce point, le Sénat appelle les administrations à s’assurer contractuellement que les cabinets de conseil auxquels elles recourent respectent l’emploi de termes français tout au long de leurs missions et notamment dans leurs livrables. « Le non-respect de ces exigences pourra être considéré comme un manquement au contrat », préconise le Sénat.
Dernier niveau d’influence, les consultants peuvent même travailler sur des sujets régaliens. Selon le ministère des Armées, près de 160 consultants étaient habilités au niveau secret en 2021, contre une centaine en 2019.
Fort de ces différents constats, la commission d’enquête formule 19 recommandations, qui vont plus loin que celles formalisées par les députées Cendra Motin (LREM, Isère) et Véronique Louwagie (LR, Orne) en janvier 2022 (voir ici). Elles se veulent aussi plus incisives que la circulaire adressée par le Premier ministre Jean Castex à son gouvernement le 19 janvier (là). Il y demandait notamment de ne plus recourir à un cabinet de conseil sans avoir fait la démonstration préalable de l’absence de compétences internes pour le faire et la validation a priori de tout contrat de conseil d’une valeur supérieur à 500 000 euros.
Les recommandations du Sénat
Les recommandations sénatoriales vont un peu plus loin : elles prévoient un examen systématique de la DITP, avec avis conforme, pour toutes les prestations de plus de 150 000 euros.
Elles visent notamment à ce que toutes les missions de conseil achetées par l’État soient connues du public. Le Sénat recommande ainsi à l’État de publier la liste de ses prestations de conseil et de ses opérateurs dans un document budgétaire, annexé au projet de loi de finances et en données ouvertes, pour permettre leur analyse.
Le Sénat appelle également à assurer la traçabilité des prestations des cabinets de conseil en exigeant que chacun des livrables précise le rôle qu’ont joué les cabinets dans sa conception, interdisant aux cabinets de conseil d’utiliser le sceau ou le logo de l’administration.
Côté déontologie, le Sénat veut confier à la Haute autorité de la transparence de la vie publique (HATVP) une nouvelle mission de contrôle des cabinets de conseil intervenant dans le secteur public, pour vérifier le respect de leurs obligations déontologiques, et imposer une déclaration d’intérêts aux cabinets de conseil, à leurs sous-traitants et aux consultants, afin que l’administration puisse identifier et prévenir les risques de conflit d’intérêts.
« Un constat s’impose : l’État ne connaît pas la liste des autres clients de ses cabinets de conseil, les contrôles déontologiques étant en grande partie “sous-traités” aux cabinets et à la confiance que l’administration leur porte », écrit le Sénat.
Obligation de déclaration des actions de démarchage, interdiction des missions pro bono, contrôle des « pantouflages », telles sont quelques-unes des autres préconisations du rapport.
Qui regrette enfin que nombre des préconisations qui avaient été faites par la Cour des comptes voilà 7 ans soient restées lettre morte. En espérant qu’il n’en ira pas de même pour le rapport du jour.
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