McKinsey : l’enquête qui met à nu un siècle de contradictions
Depuis quatre ans, Walt Bogdanich et Michael Forsythe, deux journalistes du New York Times, multiplient les enquêtes sur McKinsey. Ils publient le 4 octobre When McKinsey Comes To Town, un livre extrêmement fouillé – aux tons de réquisitoires diront certains – sur tous les égarements et contradictions de la firme.
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Maj : dans un communiqué de presse, McKinsey estime que le livre « déforme fondamentalement notre firme et notre travail ».
Dans quatre ans, en 2026, McKinsey, la rock star du conseil en stratégie mondial, aux 30000 collaborateurs, 2500 partners et quelque 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires, fêtera son siècle d’existence.
Voilà 100 ans que la crème de la crème des Harvard et des HEC de ce monde souffle à l’oreille des CEO et PDG des plus grosses entreprises et, de manière croissante depuis 20 ans, à l’oreille des gouvernements aux quatre coins du globe.
Comment croître ? Comment décroître ? Comment digitaliser ? Comment embaucher ? Comment licencier ? Comment ne pas mettre la clé sous la porte ? Comment concevoir des politiques publiques énergétiques, de santé, de défense ? McKinsey, McKinsey, McKinsey !
Le tout sans que ces innombrables missions – leur sujet, leur résultat, leur coût, leur impact – ne soient jamais rendues publiques. Bien sûr, il y eut quelques exceptions notables, comme quand l’ancien patron mondial de la firme a été condamné pour délit d’initié, ou quand, en 2001, la responsabilité de McKinsey dans l’effondrement du géant américain de l’énergie Enron, et avec lui celui d’Arthur Andersen, l’un des cinq plus gros auditeurs au monde, fut mis en avant, ou à l’occasion de ratages restés célèbres : comme quand McKinsey affirmait à AT&T en 2000 que le marché du téléphone mobile ne dépasserait pas le million d’abonnés…
Au-delà, McKinsey a toujours été partout et nulle part à la fois – « en même temps » dirait Emmanuel Macron, dont la proximité avec McKinsey a été tout particulièrement scrutée ces deux dernières années en France (relire nos articles ici et là).
Une confidentialité qui, depuis peu, a éclaté en mille morceaux. Dans ce travail de révélation, les deux journalistes du New York Times, Walt Bogdanich et Michael Forsythe, ont joué un rôle prépondérant.
Quatre ans d’enquêtes
La charge débute en 2018. Ils écrivent alors sur le rôle de McKinsey dans la « capture de l’État » sud-africain, ainsi qu’ont été nommées les affaires de corruption qui ont gangrené les années au pouvoir de Jacob Zuma (2009-2018). Le cabinet a dû depuis rembourser 100 millions de dollars d’honoraires, et vient d’être mis en examen par la justice sud-africaine.
S’ensuivra une dizaine d’autres enquêtes tout aussi gênantes, voire beaucoup plus : sur les missions du cabinet au service des politiques de lutte contre l’immigration aux États-Unis ; sur les liens du cabinet avec les régimes autoritaires de l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovytch ou du président de la République populaire de Chine, Xi Jinping ; sur les consultants de McKinsey réunis en voyage d’entreprise à l’extrême ouest de la Chine, à quelques encablures d’un des camps d’endoctrinement des indépendantistes ouïghoures (relire notre article) ; sur la manière avec laquelle McKinsey aurait permis l’identification d’opposants saoudiens sur Twitter ; sur les conflits d’intérêts entre les missions du cabinet et son fonds d’investissement interne ; et, cerise sur le gâteau, la responsabilité du cabinet quant aux missions de conseil réalisées durant quinze ans sur les médicaments antidouleurs (opioïdes) qui ont causé 500 000 morts par overdose en 20 ans aux États-Unis.
Walt Bogdanich et Michael Forsythe vont à présent plus loin dans les révélations dans When McKinsey Comes To Town, une enquête incisive de 400 pages parue mardi 4 octobre aux États-Unis. Une centaine d’anciens et actuels consultants de la firme, ainsi que des documents internes listant les clients de la firme et les honoraires versés à McKinsey, alimentent le livre des deux journalistes.
Le halo McKinsey
Certains des faits rapportés sont plutôt connus. Les auteurs rappellent le périmètre extrêmement large des missions de McKinsey, le niveau auquel le cabinet intervient et son influence silencieuse sur la vie de tout un chacun.
Dixit un ancien de la firme, cité anonymement : « Pour ceux qui sont convaincus qu’une cabale secrète contrôle le monde, que les usual suspects sont les Illuminati ou les reptiliens, ils se trompent. Il n’y a ni société secrète façonnant chaque décision majeure ou déterminant le cours de l’histoire humaine. Cela dit, il y a McKinsey & Co. »
McKinsey & Co et ses clients : la quasi-totalité des dirigeants des 100 plus grosses entreprises, des dirigeants despotes comme des présidents démocratiquement élus, et ce dans 63 pays ; dans au moins 15 de ces derniers, McKinsey a conseillé les ministères de la Défense, de l’Intérieur ou de la Justice.
McKinsey & Co et son colossal réseau d’anciens : Sheryl Sandberg, l’ex-directrice opérationnelle de Meta (Facebook) ; Kirill Dmitriev, patron du fonds souverain russe ; William Hague, l’ancien ministre des Affaires étrangères britannique ; le Premier ministre grec ; Pete Buttigieg, star montante démocrate à la présidentielle américaine de 2020 ; et la liste pourrait être très longue.
McKinsey & Co et ses recrutements dans le top du top des écoles supérieures des pays développés : en 2010, 500 diplômés d’Harvard travaillaient chez McKinsey, plus que Goldman Sachs, Google, Microsoft.
McKinsey & Co et sa capacité à durer chez les clients. Ainsi que le disait un manager à une recrue : « Incrustez-vous telles des amibes, diffusez-vous dans l’organisation et faites tout ce que vous pouvez. »
McKinsey & Co et sa globalisation : dans les années 1980, les partners non américains dépassaient pour la première fois en nombre les partners américains. Sa couverture internationale n’a cessé de croître depuis.
McKinsey & Co et ses honoraires complètement « foufous » : AT&T, semble-t-il oublieux des piètres prévisions sur l’essor du téléphone mobile, a versé 35 millions de dollars d’honoraires sur les trois exercices 2015, 2016 et 2017 ; Verizon, le géant américain de la télécommunication, 120 millions de dollars en deux ans, avec jusqu’à 200 consultants qui travaillaient simultanément dans ses murs !
McKinsey & Co et son influence idéologique sur l’économie mondiale. En 1950, c’est à McKinsey que General Motors demande de faire une étude sur les rémunérations des directions exécutives de 37 entreprises américaines, et d’en faire un bilan, qui servira d’étalon par rapport à sa propre politique de rémunération.
Publiée une fois par an par la Harvard Business Review, l’étude, écrite par Arch Patton, un partner très connu outre-Atlantique que la presse américaine a parfois surnommé « le parrain de la méga paie des CEO », eut un écho considérable dans tous les secteurs d’activité. Des décennies durant, Arch Patton et McKinsey furent les artisans de plans de bonus et d’attributions d’actions qui firent crever le plafond aux rémunérations des dirigeants.
De même, McKinsey fut, au tournant des années 2000, le chantre de la délocalisation massive de pans entiers de l’économie vers des pays à coût du travail plus faible à commencer l’Inde, sous l’influence de deux partners d’origine indienne, l’ancien patron du cabinet Rajat Gupta et son acolyte Anil Kumar, tous deux restés tristement célèbres pour leur condamnation pour prise illégale d’intérêts. Ford, American Express, Microsoft, General Electric et Cisco ont tous cédé aux sirènes de McKinsey sur le sujet, provoquant désindustrialisation et pertes d’emplois.
McKinsey & Co et sa valeur cardinale, « client first »
Elle est, à présent, le nœud gordien du dilemme moral de McKinsey.
Comme dit dans le livre un ancien de Goldman Sachs qui a également travaillé chez McKinsey : « Chez Goldman Sachs, au moins, il n’y a aucune forme d’illusion. Nous sommes des requins, et c’est la raison pour laquelle tout le monde veut travailler ici. Au contraire, McKinsey met des valeurs au cœur de sa promesse de recrutement. »
Des valeurs qui n’ont cessé d’être publiquement écornées ces dernières années. Ces contradictions éthiques, avancent même les deux journalistes, font partie de la genèse et de l’histoire du cabinet.
Nombre d’actuels et d’anciens prennent la parole publiquement pour exprimer leur colère. Pour eux, le décalage entre ce que fait réellement McKinsey et les clients pour lesquels la firme travaille, sont à l’exact opposé de ce que ses valeurs éthiques professent.
Cachez ce réchauffement que je ne saurais voir
Ainsi, de la présence métronomique de McKinsey au gotha du capitalisme mondialisé, au forum économique mondial de Davos, où McKinsey est premier de la classe pour prôner l’urgence de la réduction des émissions de gaz à effet de serre…
… Tout en travaillant avec les entreprises les plus émettrices de CO2. Depuis 2010, la firme a travaillé avec au moins 43 des 100 entreprises qui ont le plus émis depuis 1965 (selon le Climate Accountability Institute), par exemple ExxonMobil, BP, Royal Dutch Shell ou Gazprom. Chevron, pour la seule année 2019, a rapporté 50 millions de dollars d’honoraires à la firme.
Ce cynisme prononcé, McKinsey avait eu également à en répondre quand ses conseils aux laboratoires pharmaceutiques pour augmenter leurs ventes d’antidouleurs – dont le caractère léthal était connu – ont été rendus publics.
Ou lorsque McKinsey recommandait à Boeing de payer des pots-de-vin en Inde – une recommandation écrite noir sur blanc dans une présentation remise à l’avionneur.
Un cynisme, appuient Walt Bogdanich et Michael Forsythe, intrinsèque et ancien.
Thank you for smoking
Les deux reporters documentent par le menu comment la firme, en coulisses, a joué un rôle prépondérant pour que les grands cigarettiers (R.J. Reynolds, Lorillard, Brown & Williamson, British American Tobacco, Japan Tobacco International) continuent à vendre, plusieurs décennies après que la corrélation entre cancer et consommation de cigarettes avait été scientifiquement établie. McKinsey a encore perçu 30 millions de dollars d’honoraires en 2018 et 2019 d’Altria (anciennement Philip Morris).
C’est qu’Altria s’est maintenant reconvertie dans le vapotage, jusqu’à investir 13 milliards de dollars chez Juul – une entreprise pionnière de la vape. Aux États-Unis, 5,4 millions de mineurs en consommaient en 2019.
Une expansion à laquelle McKinsey a activement participé – allant jusqu’à mener des tests sur les goûts de cartouches de vapoteuses qui séduiraient le plus les ados de 13 à 17 ans.
Des pratiques marketing jugées inacceptables. En septembre 2022, Juul a accepté de verser 438,5 millions de dollars à 34 états américains pour avoir délibérément rendu dépendant de la nicotine des millions d’adolescents et d’adultes. Un dossier dans lequel un partner de McKinsey a été entendu (voir l’article récent des deux journalistes sur le site du New York Times). Le cabinet indique avoir arrêté toute mission pour l’industrie du tabac en 2019.
Anecdote amusante (ou pas), le rôle de McKinsey auprès de l’industrie du tabac émane de la bibliothèque en ligne de l’Université de Californie à San Francisco (accessible ici), devenue l’une des principales archives des documents mis sur la place publique par des industries ayant atteint à la santé publique aux États-Unis. Les procès à l’encontre de l’industrie du tabac ont ouvert l’archive en 2002. Elle s’est élargie en 2021 aux opioïdes. Deux dossiers dans lesquels, à 20 ans d’écart, McKinsey joue un rôle notable.
Plus encore que dans le tabac, les impacts délétères des conseils de McKinsey peuvent être encore plus directs, estiment les deux journalistes.
U.S. Steel Corporation, Disneyland : quand les conseils de McKinsey finissent dans le mur
En 2014, U.S. Steel Corporation, le fabricant d’acier américain historique, gloire industrielle évanouie au dernier quart du XXe siècle, nomme Mario Longhi à sa tête – qui, lors de l’élection de Donald Trump, fut choisi parmi 28 dirigeants pour siéger à la commission de restauration de l’emploi industriel.
Mario Longhi mandate McKinsey pour ressusciter la vieille dame industrielle. Le cabinet accouche de son « Carnegie Way », un plan de transformation cité 49 fois dans le rapport annuel 2014 de la compagnie. Il se traduit par des licenciements, des réorganisations, le passage au peigne fin des dépenses… Mais le plan ne porte pas ses fruits. Des centaines d’emplois supplémentaires sont supprimés et des réaffectations de tâches opérées, indépendamment des différentes spécialisations des ouvriers. Deux ouvriers décèdent par électrocution à la suite de ces réorganisations – pour lesquels l’U.S. Steel Corporation sera condamnée à des amendes dérisoires.
Mario Longhi a vendu 25 millions de dollars d’actions en novembre 2016, puis a quitté ses fonctions avec un bonus de 4,5 millions après que l’U.S. Steel Corporation a publié une perte colossale au premier trimestre 2017 – perdant 27 % à la bourse, la plus lourde chute en un jour depuis 25 ans. McKinsey a perçu 13 millions de dollars d’honoraires de l’U.S. Steel Corporation entre 2018 à 2020.
Même morgue là où on l’attend le moins : dans les parcs Disneyland. En 1997, McKinsey préconise des coupes budgétaires, au détriment notamment de l’entretien ou des révisions des attractions. Le décès d’un couple de visiteurs frappés par une corde métallique arrachée à l’arrière d’un voilier dans le Disneyland d’Anaheim en Californie fut directement imputé aux réductions de coûts. De même que le décès, en 2003, du passager d’un grand huit défectueux.
Une entreprise réformée ?
Devant pareil déluge de missions aux conséquences condamnables, Kevin Sneader, le récent patron mondial de la firme, éconduit au terme d’un mandat unique, fait rarissime dans l’histoire de l’entreprise, avait choisi d’afficher sa volonté de réformisme.
Il avait notamment fait du renforcement de la sélectivité des clients une priorité. Résultat des courses, en 2019, 30 % de missions supplémentaires sont passées entre les mains d’un comité interne chargé d’approuver la recevabilité des clients. Sur ces dossiers, la moitié a reçu un blanc-seing et un tiers a été placé sous suivi. 15 % ont été refusées.
Les prémices d’un aggiornamento de plus grande ampleur ? Pas sûr, à lire l’interview récente de Bob Sternfels, qui vient de succéder à Kevin Sneader à la tête de McKinsey. La seule priorité, a-t-il plaidé, est l’impact délivré aux clients. Et d’enfoncer le clou : « Écoutez, nous vivons dans un monde critique. Nous allons intervenir sur des sujets aux impacts colossaux, si vous n’êtes pas d’accord avec nous, cela nous va très bien. »
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Depuis un an, le New York Times a multiplié les révélations sur McKinsey & Company en ce qui concerne une annexe « appelant au paiement de pots-de-vin » dans une présentation remise à Boeing, des missions auprès de régimes politiques autoritaires, des défauts de déclarations de potentiels conflits d'intérêts dans des missions de retournement d'entreprises en difficulté.
Dernier épisode en date : ce 19 février. Dans un nouvel article, le New York Times rappelle les conditions dans lesquelles, en 2016, plusieurs anciens de la firme de conseil devenus à leur sortie de McKinsey cadres dirigeants de Valeant Pharmaceutique ont dû quitter leurs fonctions. Ils avaient été tenus responsables d'une stratégie de consolidation du marché de certains médicaments et d'augmentation drastique de leur prix de vente, au point de devenir ruineux pour les acheteurs.
Un contexte déjà connu auquel le quotidien américain apporte une nouvelle information : le fonds d'investissement de la société de conseil, McKinsey Investment Office (MIO), a également pris en 2014 « des participations indirectes » au capital de Valeant. De quoi, pour le journal, reposer la question – régulièrement soulevée en ce qui concerne McKinsey encore récemment à Porto Rico – des potentiels conflits d'intérêts entre ses activités de conseil et d'investissement.
Un article à charge pour McKinsey qui réaffirme, dans un communiqué publié sur son site le même jour, que les activités de McKinsey et de MIO sont totalement distinctes.
Le New York Times s'est, enfin, expliqué dans un second article publié le même jour sur les raisons de cette série de publications. Walt Bogdanich et Michael Forsythe racontent que le quotidien a été intrigué par une société qui, au sein des plus grandes entreprises du monde, semble être partout et nulle part à la fois.
Crédit photo : Photograph by Stuart Isett/Fortune. Prise le 24 septembre 2018 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0).
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