McKinsey : trois ans pour faire fonctionner les APL
Deux ans durant, de fin 2018 à fin 2020, McKinsey a été mandaté à trois reprises par le ministère de la Cohésion des territoires pour faire atterrir la réforme de l’aide personnalisée au logement (APL). Elle était voulue par l’exécutif après qu’il avait annoncé tout au début du quinquennat Macron vouloir la faire baisser de 5 euros par mois.
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Ce fut l’un des premiers couacs politiques d’un Emmanuel Macron fraîchement élu. Le 22 juillet 2017, le gouvernement annonce que l’aide personnalisée pour le logement (APL) que perçoivent 5,9 millions de personnes en France (225 euros en moyenne par mois et par ménage) sera diminuée de 5 euros par mois, suscitant la bronca de l’opposition accusant l’exécutif de faire une politique anti-pauvres.
Pour calmer l’incendie, le ministre du Logement d’alors, Julien Denormandie, précise le 16 septembre 2017 dans les colonnes du Journal du Dimanche qu’aucun allocataire ne perdra un seul euro du fait d’une baisse des loyers et d’une réforme plus large du mode de calcul de l’APL qui ne prendra plus en compte le niveau de revenu de l’année n-2, mais celui des douze derniers mois.
Pour mettre en œuvre la réforme de l’APL, la CNAF pédale dans la semoule
Seulement, il ressort du récent rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques qu’en coulisses, cela implique de gros changements pour le système informatique de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF).
Initialement prévue le 1er janvier 2019, la réforme est reportée à plusieurs reprises – en août 2019, en janvier 2020, puis en raison de la crise sanitaire et à la suite de l’allocution du président de la République du 16 mars 2020. La réforme de l’APL est finalement entrée en vigueur le 1er janvier 2021. Entre-temps, McKinsey aura reçu trois commandes, pour un montant de 3,88 millions d’euros.
Car, comme prévient dès les débuts le ministère de la Cohésion des territoires, cette réforme présente « une grande complexité en termes de dispositifs d’information, en particulier au niveau de la CNAF », car elle implique l’instauration d’une base de données permettant de reconstituer les revenus des allocataires sur les douze derniers mois, et l’instauration de déclarations en ligne pour les usagers.
McKinsey entre en piste
Les premières difficultés apparaissent dès la fin de l’année 2018. Le cabinet McKinsey est alors missionné pour un premier audit « portant sur la sécurisation de la gouvernance du projet », via l’accord-cadre de conseil de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et pour un montant de 463 620 euros.
L’audit fait apparaître « un défaut technique majeur de la solution informatique de la CNAF portant sur la capacité du système à actualiser sur une base quotidienne les allocations dues ». Dans les mois suivants, la situation ne s’améliore pas : en décembre 2019, la CNAF déplore un incident technique d’ampleur, empêchant le déploiement de ses systèmes d’information.
Le sujet remonte alors jusqu’au cabinet de Julien Denormandie, auprès duquel le cabinet de conseil met en avant, note le rapport du Sénat, « sa connaissance fine des problématiques de la sécurité sociale et du projet de refonte des APL ». Et le cabinet de proposer un « travail rapproché en mode task force avec les équipes de la réforme », est-il également noté dans les documents ayant trait à la mission dont le parlement a eu connaissance.
McKinsey, taulier des APL nouvelle formule
Le ministère de la Cohésion des territoires rappelle alors McKinsey en janvier 2020 pour sécuriser les systèmes d’information de la CNAF. Surtout que le sujet est politiquement sensible. Car comme le note alors le gouvernement dans des documents internes, les reports de la réforme des APL « [ne sont] pas neutres, notamment du point de vue budgétaire et en termes de communication auprès des usagers ».
De janvier à avril, McKinsey réalise un diagnostic plus poussé de l’architecture informatique de la CNAF (pour 1,1 million d’euros) puis, d’avril à novembre 2020, une troisième mission visant à « sécuriser le déploiement de la réforme » (pour 2,3 millions d’euros).
Tout au long de cette période, le rôle du cabinet est (au moins) triple : estimer la qualité du système d’information de la CNAF à même de délivrer les APL nouvelle formule, donner le tempo de la vitesse à laquelle il sera prêt et faire office de coordinateur externe de la réforme entre les ministères concernés, divers organismes sociaux et la CNAF.
Ainsi, sur le plan de la qualité, dès février 2020, le cabinet tance des « tests [qui n’ont] toujours pas été exécutés à 100 % laissant des zones d’ombre sur la qualité de la solution », « un niveau de qualité du calcul de droit en deçà de l’objectif fixé » et « un stock important d’anomalies de priorité importante dont l’impact n’était pas maîtrisé ».
Au point de vue du calendrier, le 24 février 2020, McKinsey élabore « un point de situation à Matignon », comportant le planning de mise en œuvre des développements informatiques nécessaires pour respecter le délai alors prévu (avril 2020).
Au mois d’avril, McKinsey avertit que l’entrée en vigueur de la réforme n’est de toute façon pas envisageable avant l’été 2020 et qu’« une date plus précise est maintenant dépendante de l’analyse du plan de charge des ressources CNAF ».
Enfin, du point de vue de la coordination politique, la réforme est considérée comme prioritaire par le Gouvernement et le projet est piloté au plus haut niveau. Un devis de février 2020 fait ainsi état d’une réunion hebdomadaire entre McKinsey, le directeur de cabinet du ministre chargé du logement (Fabrice Rigoulet-Roze puis Arnaud Anantharaman après le remplacement de Julien Denormandie par Emmanuelle Wargon au ministère de la Transition écologique) et Vincent Mazauric, le directeur de la CNAF, depuis remplacé. Tous les vendredis après-midi, McKinsey est notamment chargé d’établir pour le directeur de cabinet du ministre une revue de l’avancement des risques et une synthèse des obstacles à lever sur la semaine suivante.
McKinsey participe également à la « réunion d’alignement mensuelle » avec la CNAF, l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) et la Direction de la Sécurité sociale (DSS).
Anomalie des droits, déficiences informatiques : la touche McKinsey n’évite pas les dysfonctionnements
Au terme de ces missions, l’appréciation de leur utilité n’est pas la même selon les points de vue. Pour le ministère de la Cohésion des territoires, « la maîtrise technique des [systèmes d’information] apportée par les consultants a constitué un apport nécessaire et décisif aux équipes », a indiqué le ministère au parlement.
A contrario, le syndicat national Force ouvrière des cadres des organismes sociaux (SNFOCOS) dénonce, dans une lettre datée du 4 mars, citée par Le Monde et adressée au nouveau directeur général de la CNAF, Nicolas Grivel, « des difficultés qui perdurent, une réforme qui retarde le processus de liquidation [le paiement de l’allocation logement – ndlr] par la persistance des anomalies de droits, par la déficience du système d’information ».
Quant à l’impact global de la réforme du mode de calcul de l’APL, le ministère du Logement indiquait en juillet 2021 qu’elle s’est traduite par une baisse moyenne de 12 euros par mois (1 million de personnes ont vu leur APL augmenter de 49 euros en moyenne, elle est restée stable pour 3,1 millions de personnes et a baissé de 73 euros en moyenne pour 1,7 million de personnes). En 2021, la mise en œuvre de la réforme conduit à un montant total d’APL versées inférieur de 1,1 milliard d’euros à ce qu’il aurait été sans réforme.
Et les interventions des cabinets de conseil sur le versement des différentes aides sociales (Roland Berger était également intervenu dans le cadre du « plan pauvreté » rendu public en septembre, au moyen d’un retour rapide à l’emploi des personnes bénéficiaires du RSA) ne sont peut-être pas terminées. Le président candidat Emmanuel Macron a fait du versement automatique des aides sociales une de ses priorités s’il est réélu.
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commentaires (1)
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secteur public
- 16/11/24
Le sénateur républicain de Floride est connu pour son extrême fermeté face à la Chine. C’est en raison des activités de McKinsey dans ce pays que Marco Rubio a plusieurs fois remis en cause l’attribution de contrats fédéraux à la Firme.
- 05/11/24
« Consultant, quoi qu’on en pense, cela reste un métier. » Confidence, en off, d’un membre du staff du gouvernement Barnier. « Il n’a jamais été question de supprimer le recours au conseil externe par l’État. » Sa valeur ajoutée serait-elle incontestable ? Exploration avec David Mahé (Syntec Conseil), Jean-Pierre Mongrand (Dynaction, ex-Kéa) et David Cukrowicz (Lastep).
- 25/10/24
Selon le Jaune budgétaire du Projet de Loi de Finances 2025, le montant total des missions de conseil réalisées par des cabinets privés a fondu de moitié entre 2022 et 2023.
- 24/10/24
Le ministère des Affaires et du Commerce a chargé le BCG de déterminer les modalités envisageables pour que les agences postales au Royaume-Uni deviennent la propriété de leurs employés.
- 17/10/24
Ancien de Roland Berger, Emmanuel Martin-Blondet est nommé conseiller chargé de la transformation de l’action publique et de la simplification des parcours de l’usager.
- 11/10/24
Les attributaires du marché de conseil en stratégie et RSE de la RATP, lancé le 2 avril dernier, sont connus : il s’agit d’Arthur D. Little, Avencore, Roland Berger et EY Consulting/EY-Parthenon – sur la partie stratégie.
- 10/10/24
L’Institute for Government (IFG), un think tank indépendant, enjoint le gouvernement à saisir l’opportunité de l’arrivée à échéance de contrats de conseil d’une valeur de 5,4 Md£ pour réduire sa dépendance aux cabinets privés.
- 09/10/24
L’info vient du Wall Street Journal, et elle a de quoi surprendre : le BCG n’a pas hésité à accepter les conditions imposées par les autorités de Shijingshan, un ancien quartier d’aciéries à l’ouest de Pékin, pour participer à un appel d’offres.
- 26/09/24
Sa nomination doit encore fait l’objet d’une validation au Journal officiel, mais Pierre Bouillon devrait diriger le cabinet de la secrétaire d’État en charge de l’IA et du Numérique. Il était dircab adjoint de Stanislas Guerini dans le précédent gouvernement.