« NPS » : le totem de la satisfaction client, entre pinacle et pilori
Le Net Promoter Score, alias « NPS », outil aussi simple que redoutablement efficace sorti du cerveau d’un partner de Bain & Company au tournant des années 2000, a eu un impact considérable sur la gouvernance des entreprises. Il compte aussi de solides détracteurs.
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Après un vol Air France ; en sortant d’un Apple Store ; à la suite d’un achat chez Darty : des sondages de satisfaction adressés par les entreprises à leurs clients, il en existe des tas. Dans leur immense majorité, ils s’inspirent de la méthode mise sur pied par un partner de Bain & Company voilà 20 ans.
Le concepteur de l’outil est Fred Reichheld. Après 44 ans de carrière chez Bain dont il est aujourd’hui un senior advisor émérite, le parrain de la fidélisation des clients fait, dans un livre récemment publié (La promesse gagnante, Pearson), la genèse des raisons de la création du « NPS » et son essor comme outil de gouvernance des entreprises – vis-à-vis de leurs clients, mais aussi de leurs collaborateurs.
Deux tiers du Fortune 1 000 s’en servent
Outre-Atlantique, Best Buy (vente de matériel électronique) et American Express le mettent en œuvre pour les attributions de bonus, quand Target (chaîne de vente au détail) l’utilise pour justifier d’investissements. Deux tiers des 1 000 plus grandes entreprises américaines utilisent aujourd’hui le « NPS » et en communiquent les résultats à leurs investisseurs, s’enthousiasme en préface du livre John Donahoe, un Bainie désormais CEO de Nike, et un proche de Fred Reichheld.
Vingt ans plus tôt, quand ce dernier commence à faire du sujet une vraie marotte, la satisfaction client est peu ou mal mesurée. Quand c’est le cas, cela passe par des sondages longs à faire, peu actionnables et peu suivis par les directions d’entreprises. Dans un article paru dans le Financial Times en 2006, Fred Reichheld indiquait que sur les publications de 8 000 sociétés d’investissement, seules six faisaient de la satisfaction des clients un critère de décision. Par ailleurs, jugeait-il alors, les études de satisfaction préexistantes échouaient à faire le lien avec la croissance et la profitabilité des entreprises.
Des lacunes auxquelles le « NPS » devaient donc pallier. Le consultant en a eu l’idée au détour de missions de conseil au siège de l’entreprise de location de voitures Rent-A-Car, à Saint-Louis dans le Missouri.
Le déclic Rent-A-Car
Particularité de la boîte familiale devenue un groupe international : elle s’était mise en capacité de sortir des indices de satisfaction de ses 5 000 filiales en quelques jours seulement, sur la base de sondages souvent faits d’une seule et unique question, auxquels une très forte proportion des sondés apportaient une réponse (souvent 90 %). Ce qui, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, était très atypique.
Une efficacité et une simplicité qui inspireront une longue recherche à Fred Reichheld. Son sujet : le juste outil de mesure de ce que pensent les clients quant à leur expérience d’achat auprès d’une entreprise et comment en faire un levier d’action pour les dirigeants.
En 2003, il présente ses premières conclusions dans un article paru dans la Harvard Business Review (il est lui-même diplômé d’Harvard). Pour l’essentiel, le partner propose alors d’infléchir la question posée aux clients : elle ne devrait plus porter sur leur satisfaction ou leur loyauté, mais plutôt sur leur volonté à recommander.
Fred Reichheld, dans son article de 2003, justifie ainsi la raison de ce changement de cap : « Dans la plupart des industries que j’ai étudiées, le pourcentage de clients qui étaient suffisamment enthousiastes pour référer un ami ou un collègue se corrèle très directement avec des différences de taux de croissance parmi les concurrents d’une même industrie. »
Car Fred Reichheld va même jusqu’à établir un lien de causalité entre les « NPS » élevés de diverses entreprises et leur surperformance sectorielle : Southwest dans le transport aérien, MSN pour la fourniture d’accès Internet, ou, bien évidemment, Rent-A-Car dans la location de voitures.
Un blockbuster chez Bain
C’est, pour ainsi dire, l’acte de naissance du « NPS ». Sa mécanique est à présent connue. Elle passe par une question unique : « Dans quelle mesure recommanderiez-vous cette marque ou cette entreprise à un ami ou un collègue ? » À laquelle les personnes sondées répondent par une note allant de 0 à 10 : celles qui répondent de 0 à 6 sont des détracteurs ; elles sont neutres quand elles répondent 7 ou 8 ; à 9 ou 10, elles sont des promoteurs. Le NPS est le nombre de 9-10 moins le nombre de 0-6 divisé par le total.
Deux décennies plus tard, au sein même de Bain, l’outil est devenu un outil récurrent dans les missions conduites auprès des clients, mais aussi auprès des consultants et des collaborateurs en interne. « Nous sommes nous-mêmes convaincus de sa pertinence et nous l’utilisons à l’externe et interne », pose John Hazan, partner de l’expertise « Talents » du cabinet. Il est l’un des héritiers du « NPS » aux côtés, par exemple, de Darci Darnell ou Maureen Burns, partners américaines de Bain qui co-signent le livre de Fred Reichheld.
À l’externe : « À échéances régulières, nous interrogeons nos clients sur leur niveau de recommandation en ce qui concerne les missions de conseil que Bain a conduites chez eux, ainsi que vis-à-vis de nos pairs et concurrents. C’est un indicateur que nous mesurons à la fois en valeur absolue, mais dont nous regardons aussi l’évolution dans la durée », détaille John Hazan. Bain mesure donc son propre « NPS » : sur lequel le cabinet ne communique pas de chiffre précis.
Autre utilisation, en interne cette fois : le cabinet utilise également le « NPS » pour mesurer le niveau de promotion des collaborateurs vis-à-vis de Bain en général, mais également bureau par bureau. « Chaque semaine, des équipes de consultants, mais aussi des ressources humaines ou de la communication sont sondées de manière confidentielle. Au-delà du score, ces réponses nous permettent de comprendre ce qui ne marche pas sur l’organisation d’une équipe ou sur d’éventuelles surcharges de travail. C’est un outil de pilotage en continu » appuie John Hazan. À ces sondages à chaud s’en ajoutent d’autres à froid sur les formations offertes, la rémunération, l’ambiance, les valeurs ou encore le leadership.
Un outil prédominant critiqué
Pareil essor, dans les entreprises en général ou chez Bain en particulier, n’est pas allé sans son lot de critiques, acerbes parfois. Dans un rapport de mai 2021, Gartner, un cabinet de conseil concurrent lui davantage concentré sur les technologies, prédisait que « 75 % des organisations auraient abandonné le NPS comme mesure de la réussite en service client d’ici 2025 ».
Un tiers des 42 directrices et directeurs de la relation client interrogés dans ce rapport estimaient que le NPS n’aurait que peu ou pas de valeur pour piloter efficacement les activités des services client, et recommandaient de prioriser plutôt la recherche des causes racines de l’insatisfaction client plutôt que de s’en tenir à la valeur du score.
Plusieurs autres griefs étaient mis en avant dans ce rapport : une fois implémenté comme composante de la rémunération, dirigeants ou employés seraient tentés de manipuler le résultat des enquêtes en leur faveur. Et de citer le cas d’employés de la société Best Buy qui se partagent sur des forums les astuces pour favoriser une note de recommandation plus élevée. Autre source d’inquiétude : l’importance prise par le NPS dans la communication financière des entreprises, alors que la corrélation entre cet indicateur et le chiffre d’affaires est, selon eux, quasi impossible à vérifier.
Des critiques dont Gartner n’est pas le seul porte-voix : elles ont pu être formulées par d’autres ailleurs (voir cet article du Wall Street Journal en 2019).
Contre-emploi
Un « héritage fourvoyé » que John Hazan reconnait sans peine. « Beaucoup utilisent mal le “NPS”, comme un score plutôt qu’un système. Si c’est vu comme un score pour récompenser les forces de vente, il y aura nécessairement des comportements qui fausseront la valeur de l’outil. Comme un vendeur qui demandera à un client de penser à lui mettre une bonne note. » C’était même tout l’objet du livre : « Rappeler ce qu’est le NPS, et ce qu’il n’est pas : un système complet, pas une note. »
Ce rappel ainsi fait, Bain reste convaincu de sa pertinence comparativement à d’autres outils de sondage. Dixit John Hazan : « Il y a toujours des débats d’experts sur le bon outil. Dans les faits, ce que je trouve absolument génial avec le “NPS” est que l’on peut comprendre sa façon de mesurer sans avoir un PhD en mathématiques, quand bien d’autres outils moyennisent les réponses des personnes sondées et ne permettent aucun enseignement. Je suis tout à fait ouvert à d’autres approches, mais, en toute humilité, on n’en a pas vu d’aussi simple, d’aussi profonde et avec autant d’impact. »
Le meilleur des mondes
Paf sur le bec des détracteurs. Ce système complet, Bain le crédite en effet d’un impact potentiel très large sur le comportement des entreprises. Fred Reichheld y voit un levier pour limiter ce qu’ils appellent les bad profits. À savoir ces entreprises qui réalisent des marges au détriment de leurs clients. Il cite pour exemples les banques qui encaissent les plus gros chèques d’abord pour accélérer la facturation d’agios ou les loueurs de voitures qui facturent le plein d’essence au double du prix normal au litre.
À son sens, le « NPS » peut aider à augmenter la part – qu’il estime à 10 % aujourd’hui – des dirigeants d’entreprises qui partagent la conviction que leur entreprise a pour finalité d’enrichir la vie de ses clients.
Argument à l’appui : « Les clients heureux sont loyaux. Ils reviennent à l’achat de plus belle et ils chantent les louanges d’une entreprise à leurs amis et à leurs collègues. Des clients mécontents ne sont pas loyaux. Ils réduisent leurs achats, passent à la concurrence s’ils le peuvent et poussent leur entourage à se tenir à l’écart. Les entreprises frappées par cette déloyauté investissent beaucoup pour amener à eux de nouveaux clients pour pallier les départs massifs d’anciens clients. Dans ces conditions, pourquoi continuer à faire la guerre à ses clients ? »
Une position que partage pleinement John Hazan, à Paris : « J’en suis persuadé. Le “NPS” est un levier pour aller vers le capitalisme des parties prenantes (élargissant les finalités de l’activité des entreprises au-delà de la seule recherche du profit, dans la veine de leurs engagements environnementaux, sociaux et de gouvernance, ndlr). Je ne dis pas que le ‘‘NPS” peut, à lui seul, réaliser ce stakeholder capitalism, mais il peut en être une étape. Aimer les clients, aimer les collaborateurs, le système “NPS” permet de les remettre au cœur. »
Du moins, vingt ans après, l’outil continue à évoluer. Il se décline en évaluation beaucoup plus granulaire des différentes étapes de l’expérience d’un consommateur, dans son interaction avec une personne chargée des ventes, au moment de l’achat, lorsqu’il fait appel au SAV. Mais se veut aussi prédictif : aider les entreprises à modéliser comment la recommandation des clients évoluerait avec tel ou tel changement. Tout le sujet du NPS 3.0. Sur lequel Bain est régulièrement consulté par ses clients.
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Inventeur du Net Promoter Score, index de mesure de la satisfaction des clients vis-à-vis d'une société, Bain & Company annonce début mars 2019 qu'il étend cet outil à la veille concurrentielle dans le cadre d'un partenariat avec Qualtrics, groupe américain spécialisé dans l'étude du comportement des consommateurs en ligne.
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