« Il y a 3500 partners chez McKinsey, nous ne partageons pas tous les mêmes valeurs morales »
Après 17 ans chez McKinsey Allemagne et France, Carsten Lotz, 46 ans, ouvre une nouvelle page blanche de son parcours. L’ex-associé énergie/ferroviaire se consacre aujourd’hui à 100 % à ses premières compétences de cœur : la théologie et la philosophie. Introspection et réflexion à temps complet sont ainsi inscrites à son programme. À des années-lumière de la vie à mille volts de consultant et de ses valeurs fondamentales…
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« Un théologien et philosophe au cœur du capitalisme » : voici comment Carsten Lotz résume son parcours de consultant. Et s’il en est un pour qui la voie du conseil en stratégie n’était pas toute tracée, c’est bien ce nouvel ex-associé de McKinsey. Né dans la région de Stuttgart dans une famille de la « petite-moyenne classe sociale », comme il la catégorise lui-même - sa mère était traductrice et secrétaire, son père a évolué dans la vente de produits chimiques -, aîné d’une fratrie de trois frères, Carsten Lotz a été « le premier de la famille à faire des études ». Et quelles études ! Carsten Lotz, notamment docteur en théologie, a grandi dans un environnement catholique, « ma famille n’était pas très croyante, mais il était naturel d’être baptisé et de faire sa première communion », rien ne prédestinait non plus ce jeune athée à la théologie et à la philosophie. « Ce sont mes amis de jeunesse dans l’église qui m’ont amené vers la religion. J’ai aimé nos discussions, nos relations, j’ai profité de leurs réflexions. » Le boursier décroche ainsi une licence de théologie catholique à l’université de Bonn en 2002.
Entre Dieu et McKinsey, une question de rencontres
Parallèlement, comme il fallait « gagner sa vie », c’est au gré d’une petite annonce dans le grand hebdo allemand Die Zeit que le théologien en herbe décroche un stage chez McKinsey en 2001. Premier tournant. « Le cabinet disait rechercher des stagiaires avec tous les backgrounds. C’est une vraie tradition anglo-saxonne de chercher des profils exotiques. À l’époque, McKinsey Allemagne élargissait beaucoup ses profils et en affichait 20 %, des sociologues, des gens de lettres, des médecins… J’ai posté ma candidature un dimanche soir, j’ai passé les entretiens le vendredi suivant, et débuté ce stage le lundi d’après. En arrivant, on m’a juste dit : “Tu sais réfléchir, ça suffit !” » Dix semaines pendant lesquelles l’étudiant de 24 ans a « pris goût au conseil, des gens pleins d’énergie, ouverts d’esprit, intelligents, traitant de sujets intéressants, complexes, exigeants », même si cette « aventure a été compliquée au début ». Choc des cultures. Un monde de l’économie tellement éloigné du monde de la théologie. Un étudiant qui consacre son temps à la connaissance et à la réflexion sur Dieu et la religion, plongé brutalement dans le réalisme du monde des affaires. Sa première mission, il s’en souvient comme si c’était hier. Le sujet : identifier les opportunités 3G pour une entreprise du secteur auto. Une étude de cas grandeur nature à laquelle il s’est attelé tel un chercheur en sciences sociales. Et de se souvenir d’un mot d’esprit de l’un de ses proches : « Celui qui arrive à vendre la résurrection des morts sait tout vendre ! »
Théologie vs conseil : le choix de la raison
Dix semaines denses, complexes, mais qui lui ont appris une chose essentielle pour ses futures études : le pragmatisme. « Savoir clôturer le sujet et agir m’a ensuite aidé dans la poursuite de mes études. Alors qu’en théologie et en philosophie, on ne s’arrête jamais aux solutions. » En effet, ce féru de philosophie choisit ensuite la France, et la Sorbonne, pour s’approcher au plus près de la pensée de son « maître », Emmanuel Levinas, fondateur de la pensée éthique de l’autrui, grâce à l’un de ses disciples, Jean-Luc Marion, professeur au sein de l’université parisienne. Maîtrise de philosophie en poche, Carsten Lotz retourne en Allemagne pour y effectuer un doctorat de théologie à l’université de Tübingen (qu’il obtient en 2007). Avec la ferme intention d’en faire sa profession. Mais c’est aussi à cette période qu’il rencontre sa future épouse, Stéphanie Lotz, ingénieure diplômée de l’Institut de technologie de Karlsruhe, recrutée par McKinsey Allemagne à sa sortie d’école en 2005. « Nous avions la volonté de fonder une famille, et il fallait là encore que je gagne ma vie, et les chances d’obtenir un poste de professeur étaient très faibles. J’avais eu une invitation de McKinsey, même si ce n’était pas une offre ferme. Pour moi cela alliait les conditions économiques et le tremplin professionnel, une belle opportunité d’apprendre ce métier de consultant et les bases du management, mais aussi de rencontrer le monde économique, les entreprises. Il existe une certaine logique indivisible entre les secteurs. La philosophie apprend la recherche, la logique, l’analyse des textes. J’avais cette capacité à lire beaucoup plus vite un rapport, à réfléchir logiquement, à structurer les problèmes, à les présenter de façon succincte. »
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Un mantra : rester au service de l’autre
Le philosophe-théologien saute ainsi le pas et entre comme consultant au sein des bureaux de McKinsey Berlin en 2006. Un méga et irréconciliable écart ? Pas tant que cela, aux yeux de celui qui a fait sienne la pensée levinassienne de l’autre. « Chez McKinsey, on a toujours et depuis le début de carrière le droit de dire ce que l’on veut faire ou pas faire. De mon côté, j’avais exclu les secteurs militaire et du tabac, et pendant les deux premières années, j’ai fait tout le reste, des consumers aux transports, en passant par l’automobile et l’énergie. » Cette expérience multisectorielle de consultant junior lui a ouvert la voie de sa vocation de consultant. « J’ai réalisé que ce qui me portait, c’était les services publics, qui représentent les défis structurants d’une société sur le long terme. C’est pour cela que je me suis spécialisé sur l’énergie et le ferroviaire, et particulièrement tout ce qui concerne les infrastructures publiques. Car dans ces deux secteurs, il s’agit de bien commun. Si on comprend bien le secteur du conseil, qu’on le fait bien, c’est un service rendu à autrui, à l’instar du médecin, de l’avocat, ou du prêtre. C’est un service rémunéré, mais cela reste un service. » Carsten Lotz a l’air d’y croire dur comme fer. Il y aurait même un parallèle entre le métier de consultant et l’approche philosophique/théologique que l’autre est plus important que soi, et ce, « dans l’opportunité d’aider les clients, les équipes ». Un vœu pieu dans le monde du business ? « Je ne dis pas que tous mes confrères consultants le vivent comme tel, mais en tous cas, je me suis donné cette ligne de conduite, et je pense qu’elle m’a guidée tout au long de mon parcours. »
Le choc des valeurs
Comment concilier ses valeurs fondamentales tout en continuant à représenter et à défendre un cabinet empêtré dans plusieurs scandales aux quatre coins du monde ? Des opioïdes aux États-Unis aux soupçons de corruption en Afrique du Sud, tout comme, en France, les liens du cabinet avec le candidat Macron ou le non-paiement de l’impôt sur le territoire national, mis au grand jour notamment lors des travaux de la commission sénatoriale en 2022, puis de l’Assemblée nationale plus récemment… « Il y a 3500 partners chez McKinsey dans le monde. Nous ne partageons de fait pas tous les mêmes valeurs morales, et cela crée évidemment des conflits. Il y a eu beaucoup de débats en interne sur ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire. Mais c’est le problème des sociétés libérales en général où les gens font des choses légales que je peux juger contestables au regard de mes valeurs. J’aurais aimé voir autre chose, mais il faut aussi admettre que chacun d’entre nous fait face à des conflits de valeurs. Il faut tenter de rester fidèle à ses valeurs, même si l’on n’y arrive pas toujours. Comme le dit Levinas : “L’infinité de la morale fait la morale.” »
Des crises de vocation durant ces 17 années chez McKinsey ? Carsten Lotz le reconnaît. « Il y a toujours des crises, des moments où l’on ne travaille pas avec plaisir lorsqu’on fait la même chose trop longtemps. C’est pourquoi j’ai d’abord travaillé sur le secteur de l’énergie, puis des transports, en particulier le ferroviaire. C’est aussi pour faire autre chose que j’ai souhaité travailler pour la France en 2017 après ma promotion comme partner et que l’on est venus en France en 2020 (c.-à-d. avec son épouse Stéphanie Lotz). »
Retour aux sources théologiques
L’été dernier, les Lotz ont décidé, avec leurs trois enfants, de rentrer au bercail (en Allemagne) pour une vie à la campagne. La partner Stéphanie Lotz a retrouvé le bureau de McKinsey à Stuttgart. L’opportunité pour Carsten Lotz de faire un autre choix, plus radical. Même s’il aurait tout à fait pu « continuer à travailler pour la France depuis le bureau allemand », le partner n’y trouvait plus l’envie nécessaire pour se renouveler une nouvelle fois dans son métier de consultant. Il était temps pour lui de retrouver ses amours théologiques et philosophiques et de leur consacrer un temps plein. « Je n’avais jamais complètement arrêté mes recherches dans ces domaines. J’écris depuis 3 ans des petits essais philosophiques de 2 ou 3 pages tous les 3 ou 4 mois sur des sujets économiques dans l’hebdomadaire économique WirtschaftsWoche. Pour faire quelque chose de plus grand avec ce petit noyau, il me fallait quitter McKinsey. »
Le grand saut dans l’inconnu que de passer d’un agenda overbooké de partner à des journées qu’il faut aujourd’hui organiser entre recherches, réflexions, écriture, participation à des conférences, et plus tard, enseignement…
De consultant à penseur
Alors l’ex-partner de McKinsey travaille à un premier essai qu’il souhaite voir publier : comment la pensée économique a « influencé notre perception de nous-mêmes en tant qu’êtres humains, notre façon d’organiser la société, et notre capacité à projeter un avenir meilleur pour nos enfants » ? Un ouvrage philosophico-économique pour ouvrir les consciences sur le monstre que nous avons créé. « L’économie est devenue la métascience de notre époque, la définition même du bien commun. L’État, en Allemagne comme en France, gère par exemple la santé à l’aune des chiffres économiques. Mais nous perdons au final la cohésion sociale quand on réduit tout à l’argent. » L’ex-consultant a ainsi endossé la nouvelle robe du penseur et compte bien ajouter sa pierre à l’édifice théologique et philosophique. « La perspicacité philosophique a lieu lorsque des mondes se rencontrent qui entrent rarement en contact les uns avec les autres. En tant que philosophe et théologien de formation et ancien associé de McKinsey, j’ai appris à connaître deux mondes qui se rencontrent rarement. »
Comment le vit Carsten Lotz seulement quelques semaines après son départ de McKinsey ? « J’avais oublié comment c’est d’être seul avec ses réflexions. Le travail en équipe me manque déjà. Et, à un moment, j’aime voir l’impact, mais la philosophie n’est pas faite pour avoir un impact matériel. » Avec également une nouvelle nécessité : celle d’appréhender le temps différemment. « Avoir beaucoup de temps pour moi, cela donne plus de flexibilité dans la vie privée et cela va me permettre de vieillir moins vite. La vie se ralentit, il n’y a plus de contraintes, on est maître de son temps, il y a moins de surprises aussi. » Le temps de travailler en profondeur également à « Dieu et le monde », un proverbe allemand qui signifie « parler de tout et rien ».
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