Entre deux missions, l'apprentissage du temps mort
« La plage peut avoir l’air super relaxante alors qu’en réalité elle est hyper stressante. » Voici ce que l’on peut lire en substance à longueur de forums de la part de consultants lorsqu’ils évoquent leur expérience du bench, autrement nommé intermission, et plus rarement beach ou plage.
Tous les consultants s’y retrouvent ponctuellement au cours de leur carrière. Des périodes pouvant être difficiles à vivre, quoiqu'on ne se bouscule pas pour en témoigner.
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« Je travaille pour Accenture et je suis sur le bench depuis que j’ai rejoint la société, il y a près d’un an. Aucune mission ne m’a été encore confiée. Que dois-je faire ? » avoue un junior sur le forum Quora. « J’ai eu le même problème avec un Big Four. Après presque un an sur le bench, mon responsable a tenté de se débarrasser de moi. J’ai finalement donné ma démission. Un conseil : change de job de toute urgence », lui répond un consultant plus expérimenté. Les témoignages de consultants qui vivent mal cette période d’intermission font florès sur le Web.
Officiellement, elle reste indéniablement un sujet sensible. Ceux qui acceptent d’en parler librement positivent cette situation en la banalisant. « Le bench est un phénomène classique dans notre secteur, d’autant plus que le conseil proposé est à forte valeur ajoutée, comme c’est le cas en stratégie », confirme Bruno Berthon, senior managing director d’Accenture Strategy Europe.
« C’est effectivement quelque chose de standard, même si tout le monde a pour objectif que cela dure le moins longtemps possible. En ce qui nous concerne, le bench n’est pas une punition, c’est un temps nécessaire, qui est utilisé à bon escient lorsqu’il est dédié au développement d’activités internes », tempère Sébastien Cailliau, partner chez Cylad.
Le bench, du temps compté !
Ces périodes d’intermissions, inévitables dans la vie des cabinets, sont ainsi un véritable sujet, car elles peuvent parfois représenter de 20 à 30 % — selon les chiffres communiqués par nos interlocuteurs — du temps des consultants. C’est énorme !
Si tous les consultants se retrouvent sur le bench tout au long de leur carrière, ces moments sont vécus – et perçus ! – différemment en fonction de la séniorité. Un jeune consultant, trop fréquemment et trop longtemps en intermissions, devient suspect, alors que les plus experts profitent du bench pour faire une « pause » des missions toujours stressantes, et pour participer à la vie et au développement du cabinet.
« Lorsque nous recrutons, nous nous assurons que les managers s’engagent sur le staffing. Les plus jeunes travaillent ainsi normalement en permanence pour les clients. C’est un très mauvais signe quand ils sont sur le bench. Quand cela arrive, et c’est heureusement très rare, cela ne doit pas dépasser deux à trois semaines. Dans ce cas, c’est soit qu’il y a un problème avec un consultant ou un “coup de malchance” », prévient Bruno Berthon.
Chez Cylad, le bench est vu comme une manière d’absorber la charge de travail. « Le taux d’utilisation des consultants fait partie des enjeux importants d’un cabinet, il est l’un des facteurs de performance, avec les prix. Mais tout est question d’équilibre, car si nous atteignons 90 % de taux de staffing, tout le monde est épuisé. Notre travail est éprouvant, il est bon d’avoir des moments où vous ne tournez pas à 120 %. Le bench peut faire partie de ces moments », précise Sébastien Cailliau.
Structurer le temps libre
Le bench est donc un sujet que les cabinets gèrent en temps réel et tentent d’anticiper au mieux, comme le pointe Bruno Berthon. Chez Accenture Strategy, une grande partie de ce temps est planifiée, anticipée, gérée, avec des ajustements en fonction de l’activité plus ou moins dense, selon les périodes de l’année.
« Ces périodes de bench sont aussi liées à la conjoncture économique globale et/ou à la conjoncture spécifique du cabinet, en fonction du nombre de missions, de leur prolongement, ou de l’arrêt brutal d’une mission importante, appuie Bruno Berthon. Si un projet s’est mal passé avec un client, il peut arrêter de travailler avec nous et nous “punir”. Cela met sur le bench à court terme des dizaines de consultants. » Dans certains cabinets, souvent les plus gros, comme Bain, Roland Berger, BCG, une personne est même dédiée aux intermissions. Dans le cabinet Cylad, c’est un associé « tournant » qui s’en occupe.
« Nous n’avons pas de tableau centralisé, mais une personne qui gère les besoins des consultants sur le bench. Les managers partagent aussi leur envie de travailler avec tel ou tel consultant qui a des compétences particulières, lorsqu’il sera libre. Cela fonctionne très bien ainsi », assure Sébastien Cailliau. « Ici, comme dans toutes les grandes structures de conseil, le staffing des consultants est géré en central, et le temps d’intermission est utilisé pour répondre aux besoins en avant-vente, depuis les white papers jusqu’aux propositions commerciales », atteste Étienne Pesnelle, principal chez Roland Berger. Le bench n’est donc pas du temps libre pour les consultants, ils l’utilisent pour effectuer autre chose.
Le bench, un « mal pour un bien » pour les jeunes
Pour les plus jeunes des consultants, il est avant tout l’occasion de se former et de faire ses armes en développement commercial. Aymeric Debaisieux, 26 ans, est consultant chez Cylad depuis deux ans. Depuis son arrivée, il a réalisé cinq missions, avec des périodes de bench de quelques jours seulement. « J’en ai profité pour développer trois axes : proposer mon aide à des partners sur des sujets marketing, participer à l’organisation d’une table ronde, me former et m’autoformer. »
Sa dernière intermission, un peu plus longue que les précédentes, en octobre dernier, a duré deux semaines. « Ce temps a été assez bien rempli. Dès le premier jour, j’ai travaillé sur une proposition commerciale sur quasiment 100 % de mon temps. J’étais en mode projet avec un manager, un partner et la propale est sortie au bout des deux semaines. En parallèle, aimant beaucoup les data, j’ai eu le temps de me former sur certains outils de business intelligence, mais aussi des outils de planification. Je n’aurais pas pu développer ces compétences si j’avais travaillé sur une mission », explique le consultant qui garantit avoir plutôt bien aimé cette période, participant ainsi à des projets différents avec de nouvelles équipes. Suite à ce dernier bench, il a été réaffecté sur une nouvelle mission de quatre mois. Chez Cylad, selon la durée de l’intermission, de deux jours à deux semaines, les juniors sont ainsi alloués à de véritables projets pour renforcer les équipes. Le bench n’est en revanche pas consacré à la formation, un cursus normé de temps dédié qui existe par ailleurs. Selon Sébastien Cailliau, c’est le meilleur moyen à la fois que ce temps soit efficacement utilisé et que le consultant le vive bien. « Lorsque les managers n’ont pas le temps d’écrire des articles, nous leur proposons également de les aider dans les recherches documentaires et/ou dans l’écriture. »
Chez Accenture Strategy, les rares moments de bench des juniors sont consacrés à la formation, aux vacances, ou à la vie de l’entreprise.
Pour les seniors, souffler et faire tourner la boutique
Du côté des seniors, cette période d’intermission est non seulement normale, mais également bienvenue, tant pour le consultant, que pour le cabinet. Cela leur permet de « souffler » et de travailler sur d’autres dossiers, importants toujours, mais aux enjeux moins immédiats. « Nous avons tous des missions internes sur lesquels nous travaillons, cela dépend de nos compétences et de nos envies, marketing, communication, capitalisation… Il y a également les sujets qui permettent de “faire tourner la boutique”, comme l’IT, les finances, la compta… Cela a l’avantage d’associer totalement le consultant à la vie du cabinet », atteste Sébastien Cailliau. Dans les cabinets de conseil, le développement commercial reste un enjeu majeur. Et c’est bien le rôle des seniors, sur le bench, qui disposent de temps pour se consacrer à la recherche de missions futures. Chez Accenture Strategy, les intermissions chez les seniors peuvent représenter jusqu’à 60 % de leur temps.
Selon Bruno Berthon, elles font alors partie de la stratégie même du cabinet. « Nous créons des équipes très compétitives sur quelques semaines et jusqu’à quatre mois pour travailler sur de très gros projets, des missions majeures pouvant durer deux ans (Accenture Strategy fait tourner plusieurs équipes sur une même mission, ndlr). L’imprévu est par définition plus compliqué à gérer, il faut savoir se réinventer et trouver des solutions rapidement pour replacer les consultants sur le bench. Pour les juniors, c’est assez simple, ils sont réaffectés sur n’importe quelle autre mission. Mais pour les consultants spécialisés seniors, c’est plus long et plus complexe, car on ne va pas demander à un consultant spécialisé en banque de passer sur une mission dans le secteur automobile ! »
Gérer le bench fait donc partie de la stratégie des cabinets. Un aléa à la fois inévitable et nécessaire tant pour les consultants que pour les dirigeants. Le tout est de trouver le bon curseur et d’éviter de faire du bench une voie de garage pour certains consultants dont on ne sait plus que faire.
Barbara Merle pour Consultor.fr
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