Haro sur les consultants dans les pays en développement : les bonnes et mauvaises raisons de la colère
Politique de logements sociaux en Côte-d’Ivoire, diversification de l’économie libanaise… les missions de conseil en stratégie de développement économique auprès d’Etats sont légion. « Un gâchis » pour Christine Lagarde : l’ancienne secrétaire générale du FMI avait publiquement tancé les « McKinsey et BCG » à Davos.
Tout n’est pas à jeter, expliquent nos interlocuteurs. Explication de texte.
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Lundi 3 février 2020 à la mi-journée, Clément Fourchy, le directeur général adjoint d’Espelia, sort d’une réunion à Abidjan. Le cabinet de conseil français en gestion des services publics intervient sur la politique du logement ivoirienne. La mission est financée par la Banque mondiale puis déléguée à l’Union économique et monétaire ouest-africaine. Dans ce contexte, aux côtés d’avocats et d’un bureau d’études local, le cabinet aux 120 consultants et vingt-cinq ans d’existence assiste les gouvernements ivoirien et sénégalais dans la définition de leur politique du logement.
Était-ce là l’exemple typique des missions, qui ont lieu chaque année par dizaines, que Christine Lagarde avait dans le viseur ?
Voilà un an, à Davos, celle qui était encore secrétaire générale du Fonds monétaire international (FMI) avait vivement pris à partie « les McKinsey et BCG ».
« Je vois de nombreux pays à faible revenu et des économies émergentes dépenser des millions de dollars à missionner des consultants pour bâtir des plans stratégiques, déclarait-elle alors. J’aurais tendance à suggérer quelques économies en utilisant d’abord les dix-sept objectifs de développement durable des Nations unies. Ne les réinventez pas. […] Il y a un tel gâchis. Cela fait partie des dépenses inefficaces qui peuvent à l’évidence être évitées. »
Pour un reporter qui a suivi cette intervention de l’ancienne ministre de l’Économie française, « les plus gros consultants en stratégie, dont certains étaient probablement dans la salle, étaient clairement dans le viseur ».
Digitalisation dans l’agriculture, audit des aides internationales, réformes des politiques de santé : la demande en conseil ne mollit pas
Pourquoi ce tacle et en quoi est-il justifié ? Consultor a posé la question. « Sur certains sujets techniques, il est légitime que des États souhaitent être accompagnés », pose Amaury de Féligonde, ancien de McKinsey et managing partner d’Okan, société de conseil en stratégie et en finance dédiée à l’Afrique.
Ils sont nombreux à proposer ces accompagnements, pour lesquels une forte demande existe. Altai Consulting, dont le siège est à Paris, compte un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros, en croissance moyenne de 12 % par an.
Plus de la moitié de ses quelque cinquante missions annuelles s’effectuent dans le secteur public, pour le compte de l’Union européenne, la Banque mondiale, les bailleurs de fonds tels l’AFD et ses homologues européens, l’USAID, les agences des Nations unies... Actuellement, le cabinet aux sept bureaux en Afrique et au Moyen-Orient accompagne le déploiement d’un fonds européen de cinq milliards d’euros dans 20 pays d’Afrique Sub-saharienne, grâce à des outils de suivi en temps réel et d’étude d’impact portant sur 300 projets d’aide au développement.
Altai intervient aussi pour de grands groupes privés sur des sujets de conquête de marchés ou sur des due diligences. Récemment, il planchait sur le potentiel de la digitalisation dans les chaînes de valeur agricoles africaines et asiatiques. « Concrètement, nous mesurons les gains réalisés par un système d’alerte des cueilleurs par textos. Ils sont avertis des jours où il est nécessaire ou non de venir récolter, et ce dans dix pays pour le compte d’un acteur global de l'agro-industrie », explique Rodolphe Baudeau, partner chez Altaï.
Preuve, à l’entendre, que les consultants délivrent des résultats tangibles et représentent un apport d’amélioration de la performance bien réelle. Au point que Bloomberg voyait encore récemment l’intervention de consultants internationaux expérimentés comme un moteur de développement plus rapide que d’autres types d’aides. Et de citer les cas d’entreprises textiles indiennes ou de PME mexicaines auxquelles des équipes de consultants américains avaient prêté main-forte.
Okan a de son côté soutenu durant un an le ministre du Plan et la Présidence de la Côte-d’Ivoire pour la planification et la mise en œuvre de réformes de santé, de gouvernance ou d’anticorruption, afin d’amener le pays à l’éligibilité au fonds bilatéral des États-Unis (MCC). Une éligibilité que la Côte-d’Ivoire a obtenue en décembre 2015. « Le pays peut ainsi bénéficier d’une aide de 500 millions de dollars sur cinq ans. Notre mission leur a coûté quelques centaines de milliers d’euros. Ce n’est pas un mauvais investissement », dit Amaury de Féligonde.
En cause donc pas les consultants en général, mais bien un type de mission en particulier.
Le marché de l’émergence
À savoir un certain marché des plans d’émergence, dont Jeune Afrique rappelle l’existence notamment du Sénégal au Kenya, de l’Éthiopie au Gabon, en Côte-d’Ivoire et en Tunisie.
Là, des documents stratégiques sont élaborés. McKinsey en a réalisé plusieurs, mais le Boston Consulting Group, Roland Berger ou Bain & Company ont également été actifs, tout comme des structures nées localement telles Valyans Consulting au Maroc et Performances Group au Sénégal.
Une tendance qui ne s’essouffle pas. Toujours en Côte-d’Ivoire, le 23 avril 2019, le ministre de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme, Bruno Nabagné Koné, indiquait avoir reçu une délégation de McKinsey, sur un sujet très proche de celui confié à Espelia. McKinsey a établi pour le ministère un état des lieux des logements sociaux dans le pays et propose des réformes pour relancer des programmes de construction.
Le surlendemain, c’était au tour d’Axelle Lemaire – l’ancienne secrétaire d’État sous François Hollande devenue partner chez Roland Berger – de rencontrer le vice-président de la République, Daniel Kablan Duncan, et le ministre de l’Économie numérique et de la Poste, Claude Isaac Dé.
Au Nigeria, le gouverneur de l’État de Plateau, au centre du pays, a récemment reçu un plan de développement économique des mains du Boston Consulting Group.
Coût, idées vues et revues, copier-coller : quand les consultants agacent
Des missions à répétition qui interrogent. En 2018, au Liban, quand le gouvernement a annoncé avoir passé un accord avec McKinsey pour restructurer le tissu économique libanais trop dépendant des transferts de la diaspora libanaise et de la dette bancaire, la levée de boucliers fut massive. Plusieurs responsables politiques jugent que pareille mission laisse entendre que le Liban ne dispose pas des ressources nécessaires à la restructuration de son économie. Ils regrettaient aussi le coût des services de McKinsey estimé « à plusieurs millions de dollars ».
« Quand McKinsey envoie trois consultants un mois et demi au Sénégal pour mettre sur pied le plan Sénégal Émergent, dans un contexte où la difficulté d’accès aux données est connue, le tout pour plusieurs millions de dollars, des questions légitimes se posent », siffle un consultant habitué de ces plans de développement, qui a requis l’anonymat. Interrogé, Acha Leke, associé et responsable des activités africaines de McKinsey, n’a pas donné suite à nos sollicitations.
« Dans certains cas, la situation peut être un peu desesperante. Au bout de deux mois dans un pays du Moyen-Orient, on s'est rendu compte que le BCG travaillait sur la même mission. On ne veut pas faire des super missions pour que ca serve à la fin à caler des armoires », lâche Olivier Vitoux, partner de Corporate Value Associates.
En un mot, des ratés sont possibles. Mais « il faut faire la part des choses, modère Jorge Segura, le managing partner de Segura, une société de conseil américaine domiciliée à Washington DC qui, depuis sa création en 2002, intervient directement pour les gouvernements dans les pays en développement. Distinguons des méthodologies valides et des approches techniques qui sont répétées et le manque de professionnalisme de certains consultants, qui peut toujours arriver ».
Les missions dispensables
Un manque de professionnalisme ou de qualité de certaines missions de conseil dans des pays en développement que plusieurs facteurs peuvent expliquer.
Par exemple quand une société de conseil se retrouve embarquée dans un programme plus large, militaire ou diplomatique. Contexte dans lequel l’utilité réelle de la mission de conseil ou la capacité des consultants à déployer leurs missions n’est pas ou mal établie.
Ainsi de la société de conseil Chemonics, le premier bénéficiaire de l’aide publique américaine au développement (1,5 milliard de dollars de l’USAID en 2019), qui, en Afghanistan dans le sillage de l’intervention militaire américaine, n’avait pas su mettre sur pied un réel programme de développement agricole, alternatif à l’opium et au haschich. Seuls 4 des 119 millions de dollars alloués à ce programme auraient été in fine dépensés.
Autre écueil, les conseils à contre-courant ou inadaptés aux réalités du pays ou du moment : « Nous vendons parfois des politiques d’ouverture des économies nationales dans des industries naissantes que des États aujourd’hui développés, en capacité de se frotter à la concurrence internationale, n’auraient certainement pas appelé de leurs vœux à des moments de faiblesse de leurs propres industries », explique encore une de nos sources anonymes.
Puis viennent les risques de copier-coller, dit cette même source : « Cela doit arriver que des grands cabinets reproduisent des études faites pour le régulateur des télécoms français dans des pays africains francophones où les régulateurs sont établis sur le même modèle. Mais c’est extrêmement micro et marginal. »
États, bailleurs de fonds, consultants : à chacun de faire son autocritique
Marginal, le rôle des consultants dans les politiques de développement l’est tout autant. Tout le monde doit faire son autocritique : « Les États sont responsables au premier chef et doivent se mettre en capacité d’échafauder leurs stratégies eux-mêmes. Le FMI, la Banque mondiale et nombre de bailleurs de fonds internationaux sont les premiers, et de loin, à lancer des appels d’offres de missions de conseil. Balayons tous devant notre porte d’abord. Les consultants doivent s’adapter, être frugaux et éviter à tout prix les éléphants blancs », analyse une de nos sources.
Même son de cloche de Roland Berger au Maroc, où une équipe d’une vingtaine de consultants réalise entre vingt et vingt-cinq missions marocaines et africaines par an, très majoritairement dans le secteur privé. « Les États, c’est un bien grand mot. Nous travaillons avec des ministères et avec des organismes publics. Nous n’intervenons pas sur des stratégies de développement au sens large, mais sur des sujets beaucoup plus spécifiques tels que l’efficacité énergétique ou l’export minier. Je ne vois pas ce qu’il y a de critiquable en soi : nous apportons une expertise, une force de travail et des idées. Ce sont des réponses complémentaires à des questions que les États se posent et sur lesquelles ils ont déjà travaillé », explique un consultant de l’équipe.
Les consultants seraient-ils donc des boucs émissaires faciles ? Pour Clément Fourchy, à Abidjan, le recours à des équipes de conseil international est seulement « l’une des manifestations de la dépendance des États aux bailleurs de fonds internationaux. Vouloir repenser les cadres de l’aide internationale, très bien. Passer par l’angle des missions de conseil pour le faire, pas sûr que ce soit le bon ».
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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