Fébrile, l’aéronautique attend un plan de soutien
Le Groupement des industries françaises aéronautiques (Gifas) qui regroupe quelque 400 entreprises de la filière a confié une mission sauve-qui-peut à Didier Evrard, l’ancien directeur des programmes d’Airbus.
Il remettra ses conclusions probablement à la fin du mois de juin. Elles ouvriraient la porte à un plan de soutien de l’État, dont les modalités sont en cours de discussion. En attendant, la morne plaine du trafic aérien met toute la filière aéronautique à cran.
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Chez Airbus, depuis le déclenchement de la crise sanitaire et l’arrêt quasi total du trafic aérien civil, le management a mis en place une watchtower, comme on dit en interne. « On suit au jour le jour, minute par minute, les clients qui pourraient réceptionner un appareil et quand », explique-t-on à Consultor chez l’avionneur européen.
Un suivi en temps réel tant l’enjeu est éminemment crucial : Airbus a beau avoir très significativement baissé sa production sur toutes ses lignes d’appareils, en avril le groupe n’a livré que quatorze appareils en avril (contre 74 un an plus tôt). Au premier trimestre, déjà, le chiffre d’affaires commençait à plonger de 15 % et se soldait sur une perte de 481 millions d’euros, contre 40 millions de bénéfice un an plus tôt.
Trou d’air donc, en attendant une éventuelle reprise en fin d’année. « Mai est compliqué, juin sera compliqué. Ensuite, nous tablons sur une réouverture des frontières et des vols domestiques et une reprise du trafic courant juin. Au dernier trimestre, nous considérons que les compagnies aériennes prendront livraison de leurs appareils et que nous referons la trésorerie perdue au premier semestre », explique-t-on chez l’avionneur.
Au-delà d’Airbus, dans l’aéronautique, encore plus qu’ailleurs, le choc est brutal : – 82 % d’activité pour les compagnies aériennes au deuxième trimestre.
Toute la filière trinque
Toute la filière (195 000 salariés en France) trinque : avionneurs au premier chef (Airbus, Boeing, Embraer, ATR…), mais aussi les équipementiers (Safran, Liebherr…), les motoristes (Safran, GE…) jusqu’à Assystem qui dessine des plans d’avions ou Altran qui fait de la gestion de projet.
« Le transport aérien avant la crise comptait 4,5 milliards de passagers par an, avec une croissance de 4 à 4,5 % par an. On se dirigeait vers un voyage par an et par personne », rappelle Sébastien Maire, senior partner aerospace chez Kea & Partners. « L’industrie aéronautique a subi en quelques semaines un renversement complet de sa stratégie. Début 2020, nous avions encore une pression considérable des avionneurs pour faire monter les cadences de production », corrobore Jérôme Bouchard, partner aerospace chez Oliver Wyman.
Une inversion de tendance qui met la filière à cran. Safran invoque la force majeure pour ne plus accepter les livraisons de ses fournisseurs, même si elles sont fabriquées ou en cours de fabrication. Rolls-Royce, après avoir annoncé la suppression de 9 000 emplois faisant ainsi baisser ses effectifs globaux de 17 %, menace de retirer son soutien à tous les fournisseurs (sur un total de 700) qui ne lui accordent pas une ristourne de 15 % sur les prix.
Très lent redémarrage
Et la reprise espérée aura très probablement l’air d’un long faux plat montant. Air France et Air Canada prévoient une reprise de leur trafic de seulement 50 % à fin 2020. « En premier, les marchés domestiques, puis régionaux, puis internationaux, puis de tourisme, sous réserve qu’il n’y ait pas de changement profond des habitudes de voyages », nuance Sébastien Chaussoy, partner chez CYLAD Consulting.
Son cabinet, sur la foi des données de l’International Air Transport Association (IATA), prévoit des reculs de trafic des compagnies aériennes de – 56 % et – 33 % aux troisième et quatrième trimestres. Globalement, les revenus des compagnies aériennes sont attendus en recul d’un tiers en 2020 (– 314 milliards de dollars sur des revenus estimés à 908 milliards de dollars) et 50 % des compagnies seraient en faillite ou à court de cash sans aides d’État, à l’instar des soutiens massifs des États français et allemand en faveur d’Air France ou de Lufthansa.
« L’industrie tablait sur 2 000 nouveaux avions par an, 1 300 pour accompagner la croissance, le solde pour renouveler la flotte pour des raisons de performance environnementale ou de confort. Là, on n’a plus besoin des 1 300, et la question des 700 autres se pose », analyse Sébastien Maire chez Kea.
Privilégier des avions récents et propres
Le renouvellement de la flotte : c’est un des premiers points sur lesquels Jérôme Bouchard et les quarante associés aéronautiques d’Oliver Wyman dans le monde préconisent de susciter la demande. Sur 27 500 avions commerciaux en circulation dans le monde, 20 000 étaient à l’arrêt fin avril, et ils ne seront que 21 000 à voler fin 2021, selon le cabinet. Pour stimuler la filière, les consultants préconisent donc d’en mettre 3 200 en retraite anticipée, au bout de vingt ans d’exploitation commerciale, au lieu des vingt-cinq ans d’usage en moyenne.
« Tous les avions ne voleront pas à nouveau. Ainsi des long-courriers, des quadriréacteurs, qui arrivaient en bout de carrière, étaient plus chers à exploiter et plus polluants. Un A320 d’aujourd’hui consomme 25 % de moins de kérosène que son clone d’il y a vingt ans, émet 25 % de CO2 en moins et 60 % moins de NOx (oxydes d'azotes, ndlr) », pousse Jérôme Bouchard. Privilégier des avions récents et propres aura pour conséquence de donner un avantage aux fournisseurs positionnés sur ces programmes d’avions.
Économiser, restructurer, diversifier et refinancer
Les autres leviers de redressement ont déjà été actionnés par l’immense majorité des industriels ou vont l’être. Primo, arrêter toutes les dépenses et secundo se restructurer, avec plans sociaux à la clé comme l’ont fait déjà savoir Boeing et Rolls-Royce, et comme pourrait le faire Airbus prochainement.
Chez l’avionneur européen, des plans d’économies sont en discussion avec les partenaires sociaux en interne. « Le débat actuel chez Airbus est de trancher entre un scénario à la Renault ou de tenir le coup pour six à dix-huit mois avec les amortisseurs de chômage partiel et autres », analyse Sébastien Chaussoy.
Au-delà de la restructuration, la filière cherche à se diversifier. « Des débouchés existent dans la défense, dans l’espace et dans la santé. Ils ne compenseront que très partiellement les pertes d’activité dans l’aéronautique », glisse Sébastien Maire.
La filière cherche aussi à se refinancer, d’abord par les prêts garantis par l’État, par des prises de participation de fonds d’investissement publics tels que ceux gérés par la Banque publique d’investissement, ou de fonds privés.
Le plan de soutien de l’État se précise
C’est tout le sens du groupe de travail que le Gifas a confié à Didier Evrard, dont les conclusions donneront lieu, selon les informations de Consultor, probablement à la fin du mois de juin, à l’annonce d’un plan de soutien de l’État.
« Airbus, Dassault, Safran et Thales s’investissent pour la mise en place d’aides financières importantes à destination de leurs sous-traitants stratégiques. Par un système dont les modalités restent à déterminer, ces donneurs d’ordres et l’État pourraient même entrer au capital des plus fragiles d’entre eux afin d’en assurer la pérennité », avance Jérôme Bouchard. Dans l’esprit des 110 millions d’euros que Mecachrome, un équipementier aéronautique, a annoncé lever fin mai par prêt garanti de l’État et tour de table des actionnaires.
« Nous devons montrer que nous savons rebondir », dit-on dans l’entourage de Didier Evrard. « Il faut construire une coalition et sortir d’une seule logique de supply chain », pousse Sébastien Maire chez Kea.
Reste à savoir les formes que prendra ce rebond. Certains craignent que l’effort collectif aboutisse à une réédition des trois fonds Aerofund mis sur pied par la Caisse des Dépôts et plusieurs industriels en 2004, en 2008 et 2013, avec l’objectif de consolider la filière de la sous-traitance aéronautique. « Il faut une logique de rentabilité et non pas de soutien pour garantir la survie à long terme dans un marché international et ouvert », défend Sébastien Chaussoy chez CYLAD.
Les fonds de private equity montent au front
Parallèlement, les fonds de private equity interrogent de plus en plus régulièrement les consultants sur les opportunités qui seraient à prendre, en soutien à la filière et sans passer pour des opportunistes prédateurs.
Ce n’est là d’ailleurs que l’une des nouveautés des sujets sur lesquels les cabinets ont été mandatés par leurs clients dans le domaine de l’aéronautique. Réévaluation de tous les scénarios de production d’avions, adaptation des organisations internes d’entreprises, relations avec les sous-traitants et, désormais, redémarrage des flottes : tels sont quelques-uns des sujets qui ont occupé les cabinets avec des niveaux de charge variables d’un cabinet à l’autre.
Kea n’hésite pas à afficher son soutien à la filière par des missions gratuites pour le moment pour le compte de sous-traitants de rangs 1, 2 et 3 et un retour au mieux à 80 % de son activité de conseil dans l’aéronautique en 2021. CYLAD, pour qui l'aéronautique représente 50% de ses missions, et qui a demandé une mise au chômage partiel de son staff, dit remonter actuellement en charge. « Nous avons toujours eu une gestion prudente qui nous donne de la sérénité sur notre capacité à passer la crise. Le juge de paix sera au dernier trimestre 2020 pour déterminer si nous avons correctement repositionné notre offre », anticipe Sébastien Chaussoy. Quant à Oliver Wyman, le cabinet explique ne pas avoir eu recours à des mesures de chômage partiel.
Malgré tous leurs conseils au service de l'aéronautique, pas sûr que ceux-ci prémunissent d’un dernier trimestre 2020 difficile. Par exemple, pour des centaines de sous-traitants familiaux fabricants de pièces qui n’ont connu que la croissance aéronautique et seraient peu enclins à vouloir absorber quatre ou cinq ans de remontée de croissance. Ils pourraient faire l’objet de rachats pour les mieux positionnés ou les plus vaillants. Mais aussi de faillites pour les plus fragiles.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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