Justice : des consultants pénalement responsables de leurs recos ?
Via leurs missions dans tous les domaines d’activité, l’alimentation, la santé, les transports, les préconisations des consultants peuvent avoir des impacts sur les consommateurs, les citoyens, les usagers de produits ou de services. L’usage est que la responsabilité des consultants s’arrête aux recommandations qu’ils remettent à leurs clients. Une récente décision de justice va plus loin.
Le 10 octobre dernier, la Cour Suprême de Colombie-Britannique au Canada a donné raison au gouvernement de la province qui a entrepris une action collective en justice à l’encontre de Purdue Pharma et d’autres labos fabricants d’antidouleurs. La surconsommation de ces derniers a pour rappel entraîné des centaines de milliers de morts en Amérique du Nord depuis 20 ans au moins, et des réparations de dizaines de milliards de dollars ces dernières années (voir les condamnations antérieures à ce sujet).
La province canadienne cherche ainsi à dédommager les coûts de santé qu’elle estime avoir dû subir du fait de cette crise sanitaire.
La recevabilité d’une plainte contre McKinsey en question
Cette décision a ceci de marquant que l’action en justice entreprise par la Colombie-Britannique ne se limite pas aux labos, mais inclut également ceux qui les ont conseillés. En effet, le gouvernement fédéral a décidé d’élargir son action en justice à McKinsey en particulier pour les missions de conseil que le cabinet a régulièrement entreprises auprès de Purdue et d’autres labos. Ce pour quoi, rappelons-le, la firme a déjà été lourdement sanctionnée, acceptant de payer divers accords financiers qui, en cumulé, ne sont pas loin d’atteindre le milliard de dollars.
De son côté, évidemment, McKinsey ne l’entendait pas de cette oreille. Le cabinet de conseil a cherché à invalider la recevabilité de la plainte à son endroit, arguant que le lien entre son activité de conseil et la crise sanitaire en question n’était pas établi.
Or, la justice canadienne vient de valider la recevabilité de la plainte, ce qui constitue en soi un petit événement. Un peu comme l’avait fait l’Oregon voilà quelques mois au sujet du dôme de chaleur de l’été 2021 qui avait fait 70 morts, estimant que le rôle de McKinsey auprès d’entreprises pétrolières n’est pas neutre dans le réchauffement climatique anthropique qui provoque ces canicules. Ou comme l’avait fait le fonds destiné à l’indemnisation des victimes des mégafeux de 2018 en Californie, vis-à-vis de McKinsey à nouveau.
Et les exemples où une responsabilité indirecte est établie ou pourrait être établie à l’endroit de cabinets de conseil pourraient être multipliés : en Angola, vis-à-vis du BCG, en Afrique du Sud, dans l’industrie du tabac.
« La Cour a rejeté l’argument de McKinsey, estimant qu’il n’était pas évident que McKinsey n’était pas redevable d’un devoir de protection vis-à-vis des consommateurs finaux », explique l’avocat Paul-Erik Veel, Partner at Lenczner Slaght LLP, dans un article paru en octobre 2023.
Une jurisprudence notable pour la profession
Toujours selon lui, que la cour ait autorisé la Colombie-Britannique à poursuivre McKinsey établit une jurisprudence potentiellement dangereuse pour toute la profession. « La décision de la Cour, si elle est suivie, crée la possibilité pour les consultants d’être exposés à un risque important de litige dans des actions intentées par des parties autres que leurs clients, y compris les clients de leurs clients. Comme indiqué plus haut, historiquement, les entreprises étaient responsables envers leurs clients des produits et services qu’elles fournissaient, mais leurs conseillers, sauf circonstances exceptionnelles, n’étaient généralement pas exposés à une responsabilité potentielle envers les clients de leurs clients dans le cadre de ce travail. Cette décision crée un potentiel de responsabilité supplémentaire important pour les consultants, qui pourrait être plus difficile à contrôler ou à gérer », écrit Paul-Erik Veel.
« La décision n’ouvre pas la porte à des condamnations de consultants dès qu’ils travailleront étroitement avec leurs clients. »
Joint par Consultor, il explique s’être intéressé à cette décision parce qu’elle est au croisement de deux de ses centres d’intérêt professionnels majeurs. Paul-Erik Veel est avocat pour beaucoup de professions libérales et il est régulièrement mandaté pour représenter des actions collectives.
« Les avocats, les médecins, les auditeurs, ce sont toutes des professions régulées. Les consultants, eux, ont beaucoup plus de marges de manœuvre pour limiter leurs responsabilités vis-à-vis de tierces parties », explique-t-il.
Son article a suscité des marques d’intérêts de nombre d’avocats. Chez qui la perspective de ne pas pouvoir anticiper clairement le niveau de responsabilité de leurs clients consultants lorsqu’ils sont étroitement investis auprès de leurs propres clients est génératrice d’incertitude.
Il précise cependant la juste portée de la décision récemment rendue. « Une nuance à avoir à l’esprit en ce qui concerne cette décision est qu’elle ne porte que sur la recevabilité de la plainte déposée contre McKinsey. La décision n’ouvre pas la porte à des condamnations de consultants dès qu’ils travailleront étroitement avec leurs clients. La décision donne simplement l’art et la manière juridique de mettre en cause la responsabilité juridique d’un consultant à partir du moment où il travaille étroitement avec son client », détaille-t-il.
En France, des consultants ouverts sur le principe à de nouvelles responsabilités juridiques
Interrogés au sujet de cette décision et de ce qu’elle pourrait vouloir dire dans l’environnement législatif français, deux dirigeants de cabinets de conseil en stratégie français se montrent favorables sur le principe à un élargissement de la responsabilité des consultants.
« Je me dis deux choses. Dans un sens, je n’adore pas l’idée de tout judiciariser. On finit par ne plus pouvoir rien faire. En revanche, dans le cas des consultants en particulier, je ne trouve pas que ce serait regrettable si nous jouions un rôle supplémentaire vis-à-vis de nos recommandations. Cela nous pousserait encore davantage à ne pas les faire de manière hors-sol », indique Boris Imbert, l’associé fondateur de Mawenzi Partners.
Même oui de principe de Jean-Marc Liduena, le directeur général de Circle Strategy : « Sur le principe, je suis très favorable à ce qu’on aille plus loin. Un consultant en stratégie accompagne les dirigeants dans une relation de confiance mutuelle, mais la relation ne peut pas reposer uniquement sur la confiance et doit être encadrée. Par exemple, lorsque nous travaillons sur les données mondiales d’un groupe de grande consommation ou sur la stratégie de développement d’un groupe de retail, nos recommandations peuvent avoir des impacts considérables. À ce titre, nous avons un devoir de ne pas raconter n’importe quoi, de ne pas formuler des stratégies médiocres ou de ne pas faire prendre des risques inconsidérés. Je n’aurais aucun problème à ce que l’on nous fasse signer des documents qui nous engagent davantage », développe-t-il.
Partir de l’existant
Ensuite viendraient les modalités d’application d’un tel principe.
Les contrats aujourd’hui signés entre les consultants en stratégie et leurs clients ne sont pas totalement silencieux sur les responsabilités qui peuvent incomber aux cabinets de conseil. « Il faut distinguer les missions conduites par des cabinets de conseil en IT, dont la responsabilité est évidemment engagée dans le cas où la mise en œuvre d’un ERP rendrait une entreprise hors de contrôle par exemple. Les potentielles pénalités encourues par un cabinet pour ces préjudices sont systématiques dans les contrats de ce type », avance Jean-Marc Liduena.
C’est peu ou pas le cas pour les contrats passés avec des consultants en stratégie. Ceci dit, « sur les missions de réduction de coûts, qui peuvent être lourdes en conséquence juridique et passent par des diminutions d’effectifs, les clients sont particulièrement exigeants en ce qui concerne les documents formalisés par les consultants. Dans ce cas, il suffit d’un mot manquant sur une présentation pour qu’un délit d’entrave puisse être reproché à un dirigeant qui pourrait alors se retourner contre les consultants qui en sont à l’origine », développe encore Jean-Marc Liduena.
Qui note par ailleurs que, de plus en plus, les interventions de Circle Strategy auprès de clients cotés doivent passer par des systèmes de référencement qui, eux, se montrent plus bavards sur le volet responsabilité. « Dans ces accords-cadres, ou ces “master service agreements”, des clauses de responsabilités larges et plus ou moins précises sont introduites. Elles obligent par exemple les cabinets à respecter la charte éthique du client ou ses règles de voyages et frais. Ce sont des processus beaucoup plus réfléchis dans lesquels sont prévues des garanties de plusieurs millions d’euros parfois », détaille Jean-Marc Liduena.
Quelles modalités et quel périmètre
Premier modulo donc à l’accord de principe : partir de l’acquis et éventuellement le faire évoluer ou le renforcer. Se poserait alors rapidement une deuxième question, pour Boris Imbert : « La question qui se poserait est celle des limites et du périmètre de cette responsabilité. Si vous intervenez auprès d’un géant de l’énergie et que vous lui conseillez d’installer des stations dans le sud de la France, êtes-vous en tant que son consultant responsable des nouvelles émissions de CO2 que ces installations vont générer ? »
Dans l’organisation interne des cabinets, pareille extension aurait probablement des répercussions. « Pratiquement, cela signifierait que les consultants devraient probablement souscrire des polices d’assurance supplémentaires », anticipe par exemple Boris Imbert.
Ainsi que dans la commercialisation des prestations : « Des responsabilités supplémentaires changent aussi le rapport avec le client. Aujourd’hui, on se met d’accord avec un interlocuteur sur ce qu’on va lui apporter, puis on passe sous les fourches caudines des achats qui nous challengent sur le prix. Demain, imputer davantage de responsabilités aux consultants, cela veut aussi dire un prix mécaniquement revu à la hausse », dit également Boris Imbert.
Signer des contrats plus engageants du point de vue de la responsabilité pourrait être enfin une formalisation d’un code de conduite personnel, de chartes internes aux cabinets, voire de multiples certifications ou engagements affichés par les cabinets de conseil vis-à-vis de la cité.
En ce sens, Circle Strategy, comme nombre de ses confrères, s’apprête à devenir entreprise à mission. « Il faut être congruent entre nos paroles et nos actes », juge à ce sujet Jean-Marc Liduena.
Au Canada, dans l’immédiat, la Cour suprême de Colombie-Britannique n’étant, comme son nom ne l’indique pas, qu’une juridiction de premier niveau, il est probable que sa décision concernant la recevabilité de la plainte à l’encontre de McKinsey fasse prochainement l’objet d’un appel.
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