Enquête – Caisse des Dépôts : qui va gagner des millions
Éric Lombard, le directeur général de la banque de l’État, tancée pour des dépenses galopantes, s’était engagé à son arrivée fin 2017 à les revoir à la baisse, notamment le recours à des consultants externes jugé excessif. Deux ans plus tard, un nouvel accord-cadre vient d’être passé auprès de plusieurs dizaines de cabinets et les consultants en stratégie jouent toujours un rôle significatif dans la vie de l’institution.
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Réduire les dépenses ! Lorsqu’il prenait ses fonctions à la tête de la Caisse des Dépôts et consignations (CDC) fin 2017, Éric Lombard, cet HEC, ancien patron de Generali en France, avait un mot d’ordre clair du gouvernement d’Emmanuel Macron.
Quelques mois plus tôt, en mars 2017, la Cour des comptes avait sévèrement critiqué les dépenses de fonctionnement de la banque de l’État, en mettant en avant des « irrégularités en matière de rémunération » et une hausse de 23 % des dépenses entre 2007 et 2015.
Dont acte du nouveau directeur général. Dans ses vœux, présentés au personnel de la CDC le 22 janvier 2018, dont Le Monde avait eu copie, Éric Lombard s’engageait notamment à revoir « la propension déraisonnable » de la Caisse « à faire appel à des consultants ou à des conseillers ».
Nouvel accord-cadre
Deux ans plus tard, la concrétisation de cet engagement ne frappe pas au premier abord. Tout récemment, la CDC a référencé plusieurs dizaines de cabinets de conseil dans le contexte d’un accord-cadre pour les prestations de conseils et d’études stratégiques sur les secteurs d’intervention du groupe Caisse des Dépôts.
Un vaste marché du conseil sur des sujets très divers : stratégie d’entreprises, stratégie opérationnelle, conduite du changement, études préalables aux investissements, digital, innovation, stratégie territoriale… Montant prévisionnel : 25 millions d’euros. Au-delà des 21 millions d’euros que la CDC budgétait en 2016 lors d’un précédent accord-cadre similaire.
Côté stratégie d’entreprises, ce sont EY Advisory, McKinsey, Oliver Wyman et Roland Berger qui ont été retenus et pour lesquels un budget de deux millions d’euros d’honoraires est prévu. Tous quatre ont été jugés peu compétitifs sur les tarifs, mais excellents dans le fond avec pour chacun sa griffe différenciante : à EY Advisory des partenaires externes intervenant dans différents domaines qui pourront être mobilisés en cas de besoin ; à Roland Berger son association avec la boutique Utopies et le spécialiste du débat citoyen Bluenove – avec lequel il avait déjà collaboré pour le dépouillement des contributions au Grand Débat national ; à McKinsey son panel d’experts thématiques ; à Oliver Wyman, son référencement au côté du cabinet de stratégie sociale Alixio, de l’ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, Raymond Soubie.
Ce n’est pas tout. Hors accords-cadres, les marchés de conseil sont monnaie courante à la CDC. Quand, en 2017, la Caisse veut valoriser des actifs financiers de sociétés qu’elle détient sur tous les segments de son portefeuille, elle fait appel à des consultants externes. Quand, en 2017 toujours, la caisse souhaite des conseils en stratégie dans le domaine de la valorisation des sociétés d'économies mixtes (SEM), elle fait appel à des consultants externes. Plus récemment, en juin, un autre marché d’accompagnement et d’analyses stratégiques, estimé cette fois-ci à 835 400 euros, a été attribué. Il a été remporté par OneMan Support (OMS), la plateforme mise sur pied par Arnaud Sourisseau, un ancien consultant de Bain & Company à Paris. La plateforme a remporté le marché contre six autres offres.
Et quand ce n’est pas le siège, ce sont quelques-unes des très nombreuses filiales (Banque publique d’investissement, Banque des territoires…) qui peuvent également faire appel aux consultants – d’ailleurs l’accord-cadre de 2020 leur est ouvert : à l’instar de cette étude sur la transformation de l’industrie du private equity depuis dix ans présentée par la Bpi en 2018, avec Roland Berger.
Accord-cadre - Conseils et d’études stratégiques sur les secteurs d’intervention du groupe Caisse des Dépôts - novembre 2020
Lot de l'accord cadre | Budget prévisionnel |
Cabinets de conseil retenus (classement) |
Stratégie d'entreprise | 2 M€ |
Roland Berger (2) |
Stratégie opérationnelle | 8 M€ |
Roland Berger (2) |
Performance opérationnelle et organisationnelle |
4 M€ | Devoteam (1), Wavestone (2), Hector (3), IEVA Partners (4), Tasmane (5), Keyrus (6), Deloitte (7), Capgemini (8) |
Etudes préalables à un investissement |
3 M€ |
Roland Berger (9) |
Digital | 5 M€ | Tasmane (1), Wavestone (2), Deloitte (3), SIA (4), Accenture (5), KPMG (6), Capgemini (7), EY Advisory (8) |
Innovation | 2 M€ |
Roland Berger (6) |
Stratégie territoriale | 1,5 M€ | Algoe (1), SCET (2), EY Advisory (3), CMI (4), CapHornier (5) |
Total |
25 M€ |
En gras dans le tableau les cabinets qui figurent dans notre guide des cabinets de conseil en stratégie
Des marchés nombreux mais utiles ?
Pourquoi autant de marchés de conseil ? Avec un budget de fonctionnement d’un milliard d’euros et 6 073 personnes constituant l’effectif permanent de l’établissement public CDC – à la tête d’un vaste groupe qui exerce à la fois des missions d’intérêt général et des activités concurrentielles principalement à travers ses filiales –, on pourrait penser que la Caisse a de quoi faire en interne.
« Plus de la moitié sont des cadres, des ingénieurs, des experts-comptables, des juristes. Les compétences sont là, on se demande parfois pourquoi on va chercher des conseils à l’extérieur », s’interroge Jean-Philippe Gasparotto, le secrétaire général de la CGT pour le groupe Caisse des Dépôts.
Son confrère délégué CFDT, Patrick Borel, modère : « Nous critiquons le recours aux conseils externes quand ils prennent des ressources qui pourraient intelligemment être investies ailleurs. Mais nous ne sommes pas sectaires : que la direction du groupe fasse appel au BCG ou à Roland Berger, on s’en moque, ce n’est pas choquant et peut même être utile. »
Une utilité que plaide également la direction de la Caisse qui indique à Consultor que « comme toute institution qui se transforme, la CDC a besoin d’être appuyée et accompagnée par des prestataires externes pour des besoins particuliers. C’est le cas par exemple d’un certain nombre de besoins découlant de la loi Pacte avec notamment la supervision plus grande de la CDC par l’ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, ndlr) ».
Une utilité que défendent aussi les consultants en stratégie eux-mêmes régulièrement actifs auprès de la CDC. Ainsi que la diversité des sujets sur lesquels ils lui apportent de l’expertise. Comme pour ce livre blanc sur l’Internet des objets en zone rurale auquel a contribué PMP. Le cabinet figure sur le 4e lot du dernier accord-cadre, lot qui est dédié aux études préalables aux investissements.
« Nous accompagnons la Caisse des Dépôts dans une double démarche : un rôle pédagogique permettant de présenter l’état de l’art d’un marché, souvent innovant et complexe, par exemple la couverture mobile indoor, puis un rôle de conseil sur la manière avec laquelle ces marchés pourraient évoluer pour aider la CDC à se positionner en tant qu’investisseur », détaille Pierre Le Corre, manager chez PMP.
Selon le sujet, télécoms, transports, des équipes dédiées différentes au sein du cabinet se mobilisent et ont leurs interlocuteurs sectoriels ad hoc au sein de la Caisse – comme dans le cas de Pierre Le Corre dont l’un des contacts récents à la CDC était Gaël Sérandour, le responsable des investissements dans le secteur des infrastructures numériques.
Une double typologie de missions dont témoigne également Vertone qui est, lui, sélectionné par la CDC pour intervenir sur le lot 2 de l’accord-cadre, celui de la stratégie opérationnelle — sur lequel figurent également Mawenzi Partners et Ares & Co.
Le cabinet de la rue de La Boétie collabore avec la CDC depuis 2008 sur des sujets aussi divers que le déploiement d’un espace numérique de travail à l’école, la fracture numérique en zone rurale ou sur les cyberbases, ces lieux labellisés par la CDC d’initiation aux technologies de l’information et la communication.
« Récemment, nous sommes intervenus sur le livre numérique comme moyen de réponse aux zones blanches de la culture identifiées par le ministère de la Culture. Plus de dix millions de Français vivent éloignés d'un point de lecture ou de vente de livres. Notre étude visait la création d'un nouveau service de prêt ciblant spécifiquement les lectures des zones rurales peu denses », raconte Minh Nguyen Dac, manager chez Vertone.
« Des missions sur lesquelles les attendus de la CDC sont variables, détaille Raphaël Butruille, directeur associé chez Vertone et responsable du compte CDC pour le cabinet. Les attendus peuvent consister à cadrer et animer le déploiement d’un programme thématique, sous mandat étatique, à cadencer des publications et des événements sur un sujet. Ils peuvent aussi avoir une coloration très opérationnelle au sein du siège de la CDC ou auprès d'une direction régionale ou filiale, ou très stratégique avec un important travail en chambre au cabinet. Nous pouvons intervenir sur une due diligence en amont d’un investissement sur une durée courte d’un mois maximum, mais aussi sur des programmes fil rouge qui peuvent s’étaler sur une année. »
Le conseil en stratégie à la CDC, institution très politique, plutôt conservatrice, qui ne parle que très peu d’elle, a aussi quelques spécificités : à commencer par un souci de ne pas ruer dans les brancards et s’assurer que sur les sujets sur lesquels elle sollicite des conseils l’ensemble des acteurs d’une filière ou d’un sujet aura été entendu – pour ne pas froisser. Autre particularité, la forte exposition secteur public que ces missions recèlent et l’accent mis sur des livrables à même de circuler auprès d’un nombre important d’acteurs (collectivités territoriales, PME…). Enfin, le sens que ces missions souvent au cœur de la société peuvent apporter aux consultants qui y participent est un autre signe distinctif : le profit est moins le b.a.-ba que dans une mission corporate classique et les retours sur investissement peuvent être pluriels.
La CDC reste une grosse acheteuse de conseil
Quels que soient les types de missions, quelles que soient les particularités de la culture à la caisse, la CDC n’en reste pas moins plutôt un gros acheteur de conseil auquel une vingtaine de consultants se consacrent de mission en mission par exemple chez Vertone – pour un cabinet de 130 consultants, ce n’est pas neutre.
« Un client de grande importance pour le pays et pour nous accessoirement », dit aussi Olivier de Panafieu, partner et patron de la zone France et Europe du Sud-Ouest chez Roland Berger – un des cabinets les plus présents à la CDC.
Un gros acheteur de conseil dont la volonté reste de faire baisser ses dépenses dans le domaine : « Comme l’a annoncé le directeur général lorsqu’il a été nommé, la Caisse des Dépôts continue à être attentive à limiter autant que possible le recours aux cabinets de consultants », indique la CDC à Consultor.
Les chiffres obtenus par Consultor sur les dépenses totales de conseil de l’établissement public en 2019 et 2020 sont plus contrastés. Ils montrent que l’établissement public CDC a alloué 29,4 millions d’euros de crédits d’intervention aux études, prestations juridiques et de conseil stratégique et financier en 2019, et prévoyait de le faire à hauteur de 31,4 millions d’euros en 2020. Des chiffres qui sur un budget de fonctionnement d’un milliard d’euros montrent que le conseil n’est pas non plus la première des dépenses.
Cautions intellectuelles et réseaux
Ceci dit, la tradition demeure. Deux raisons, au moins, l’expliquent.
« De manière récurrente à la caisse, il existe une espèce de processus mental qui veut qu’une idée qui ne serait générée qu’en interne ait moins de valeur que si elle reçoit une caution externe », avance Jean-Philippe Gasparotto, le secrétaire général de la CGT.
Deuxième raison : ces recours à des conseils externes sont anciens et assis sur des réseaux. Hélène Ploix, directrice générale de la CDC de 1989 à 1995, n’hésitait pas à faire appel à son ancien employeur McKinsey. Rien de très original en cela puisque les anciens de cabinets de conseil deviennent régulièrement clients de leurs anciens cabinets, mais l’usage perdure ici comme ailleurs.
Deux décennies plus tard, il y a encore à la Caisse quelques anciens du conseil en strat’ qui connaissent les cabinets et n’hésitent pas y faire appel. Ainsi le marché attribué à OneManSupport émanait-il par exemple de Patrick Laurens-Frings, le directeur des systèmes d’information de la CDC, qui est aussi un ancien du BCG et de Kearney. Idem de Laurent Depommier-Cotton un X-Telecom Paris qui a cofondé PMP, devenu en 2015 directeur de la transition numérique, et à qui il arrive de solliciter son ancien cabinet.
De manière plus lointaine, Pierre Aubouin, le directeur du département des infrastructures et transport à la CDC est un ancien directeur chez McKinsey et Jean-Marc Janaillac, l’ancien PDG d’Air France KLM et de Veolia-Transdev, qui siège à la commission de surveillance de la Caisse, est senior advisor de Roland Berger.
Quelles qu’en soient les autres raisons, les missions de conseil ont de beaux jours devant elles. Les cabinets retenus dans le dernier accord-cadre attendent à présent les premiers cahiers des charges auxquels, du fait de leur récent référencement, ils auront donc le droit d’adresser une offre de service.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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commentaires (2)
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secteur public
- 16/11/24
Le sénateur républicain de Floride est connu pour son extrême fermeté face à la Chine. C’est en raison des activités de McKinsey dans ce pays que Marco Rubio a plusieurs fois remis en cause l’attribution de contrats fédéraux à la Firme.
- 05/11/24
« Consultant, quoi qu’on en pense, cela reste un métier. » Confidence, en off, d’un membre du staff du gouvernement Barnier. « Il n’a jamais été question de supprimer le recours au conseil externe par l’État. » Sa valeur ajoutée serait-elle incontestable ? Exploration avec David Mahé (Syntec Conseil), Jean-Pierre Mongrand (Dynaction, ex-Kéa) et David Cukrowicz (Lastep).
- 25/10/24
Selon le Jaune budgétaire du Projet de Loi de Finances 2025, le montant total des missions de conseil réalisées par des cabinets privés a fondu de moitié entre 2022 et 2023.
- 24/10/24
Le ministère des Affaires et du Commerce a chargé le BCG de déterminer les modalités envisageables pour que les agences postales au Royaume-Uni deviennent la propriété de leurs employés.
- 17/10/24
Ancien de Roland Berger, Emmanuel Martin-Blondet est nommé conseiller chargé de la transformation de l’action publique et de la simplification des parcours de l’usager.
- 11/10/24
Les attributaires du marché de conseil en stratégie et RSE de la RATP, lancé le 2 avril dernier, sont connus : il s’agit d’Arthur D. Little, Avencore, Roland Berger et EY Consulting/EY-Parthenon – sur la partie stratégie.
- 10/10/24
L’Institute for Government (IFG), un think tank indépendant, enjoint le gouvernement à saisir l’opportunité de l’arrivée à échéance de contrats de conseil d’une valeur de 5,4 Md£ pour réduire sa dépendance aux cabinets privés.
- 09/10/24
L’info vient du Wall Street Journal, et elle a de quoi surprendre : le BCG n’a pas hésité à accepter les conditions imposées par les autorités de Shijingshan, un ancien quartier d’aciéries à l’ouest de Pékin, pour participer à un appel d’offres.
- 26/09/24
Sa nomination doit encore fait l’objet d’une validation au Journal officiel, mais Pierre Bouillon devrait diriger le cabinet de la secrétaire d’État en charge de l’IA et du Numérique. Il était dircab adjoint de Stanislas Guerini dans le précédent gouvernement.