Dans les coopératives agricoles, du consulting au compte-gouttes
Seule une poignée des 2 500 coopératives agricoles, une vingtaine probablement, celles dépassant les 100 millions d’euros de chiffre d’affaires et les plus internationalisées, se tourne vers les cabinets de conseil en stratégie. De l’ordre d’une centaine de missions par an sur des sujets bien précis tels que les fusions-acquisitions, la stratégie de croissance ou l’IT. Des clients bien particuliers dont les agriculteurs sont à la fois les actionnaires, les clients et les fournisseurs.
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L’actualité récente a mis un coup de projecteur sur les coopératives agricoles. Début mai, InVivo, poids lourd du secteur (5,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires (CA) en 2019-2020) mettait la main sur le groupe privé Soufflet (malterie et meunerie, 4,9 milliards d’euros de CA) pour donner naissance à la deuxième coopérative européenne derrière l’Allemand BayWa.
Mais le paysage des « coops » ne se limite pas à une poignée de mastodontes comme Agrial, InVivo, Sodiaal, Tereos, Terrena et Vivescia. La France compte environ 2 500 coopératives agricoles aux profils très hétérogènes. Réparties sur tout le territoire, elles emploient près de 190 000 salariés.
« Vous avez des acteurs qui se sont hyperspécialisés et sont même devenus très internationaux comme Limagrain, un des leaders mondiaux de la semence », cite à titre d’exemple Christophe Burtin, senior partner chez Kea & Partners.
« Coop » : quésaco
Le poids de ces « coops » dans l’agroalimentaire est conséquent. Ces structures, qui réunissent trois agriculteurs sur quatre, assurent les trois quarts de l’approvisionnement agricole et, du fait de leur intégration en aval, elles représentent 40 % du secteur agroalimentaire.
« Historiquement, on a affaire à des acteurs présents sur l’amont (vente de semences, produits phytosanitaires, etc.) qui rachètent ensuite leur production aux agriculteurs pour les mettre sur les marchés, en aval. Le cœur de leur modèle économique, c’est de la distribution avec de l’achat/revente. Mais certains se sont plus ou moins diversifiés vers l’aval », rappelle Christophe Burtin.
Cette diversification s’est souvent faite autour d’une filière : le lait pour Sodiaal, le sucre pour Terreos, les céréales pour Vivescia. D’autres se sont aventurées plus loin encore vers l’aval. « Au fil du temps, les coopératives sont sorties de leur cœur de métier purement agricole pour aller vers la transformation, voire la distribution, afin de récupérer de la marge sur des activités à plus forte valeur ajoutée, notamment à l’international, où elles se sont développées via des filiales de droit privé », indique Philippe Cochard, partner chez Corporate Value Associates (CVA).
Qui dit croissance, internationalisation et taille critique, dit besoin en conseil en stratégie. « Un certain nombre de coopératives agricoles ont investi à l’international et doivent faire face à une concurrence exacerbée du fait de la globalisation et de la déréglementation. Il y a donc un impératif encore plus fort de précision de leur stratégie, de rationalisation de leur portefeuille, de professionnalisation des pratiques, et de rigueur de gestion. Elles font donc appel à du conseil », complète Xavier Mesnard, partner chez Kearney.
Un tout petit marché de conseil en stratégie
En matière de conseil, le marché est très fragmenté à l’image du secteur. « Les coopératives ont des particularités que les consultants en stratégie qui veulent y travailler doivent connaître. Déjà, les coopératives ont une forte culture du “vivons cachés, vivons heureux”. Puis, toutes les activités qu’elles font avec leurs adhérents ne sont pas soumises à l’impôt sur leur société. Ce ne sont souvent que les activités de transformation qui sont réunies dans des sociétés commerciales soumises à l’impôt. Il y a aussi une question de taille : certaines coopératives sont plus petites quand d’autres ont de nombreuses filiales et couvrent plusieurs secteurs », détaille Olivier Frey, un de ces consultants spécialisés sur le conseil auprès des coopératives agricoles.
Olivier Frey compte parmi ces acteurs hyperspécialisés qui interviennent aux côtés des cabinets dont on retrouve la trace auprès des coopérative, sans qu’aucun chiffrage existe sur ce que le total de ces missions représente chaque année. « On parle d’une centaine de missions par année probablement pour la vingtaine de coopératives dont l’activité dépasse les 100 millions d’euros par an », avance cependant Olivier Frey.
Un autre partner qui intervient auprès des coopératives et a préféré rester anonyme estime que quelques cabinets tiennent le haut du pavé dans l'agroalimentaire, comme McKinsey, BCG, Roland Berger ou Bain and Company. Il remarque aussi la présence d’anciens cadres qui se sont mis à leur compte ou entretiennent des relations historiques avec des dirigeants de coopératives. Pour lui, une chose est sûre, le marché est en croissance car les coop n’ont en général pas les moyens en interne de tout suivre (environnement, digital, transition agricole et alimentaire, etc.). En termes de poids économique, ce partner estime que ce marché de conseil doit être de l'ordre de 200 à 250 millions d’euros et qu’il est en développement.
Le modèle des coops ne fait pas consensus
Une croissance alimentée par les défis auxquels les coopératives doivent répondre, notamment celui de la modernisation de leurs fondations historiques.
« Il faut bien garder en tête que l’objectif numéro un des coopératives agricoles est de rémunérer au mieux leurs adhérents. Ce qui fonctionne plus au moins bien selon les filières, selon les coopératives… Elles ont notamment pour obligation légale de constituer sur leur résultat des réserves impartageables qu’elles reversent à leurs adhérents sous forme de complément de prix d’achat des matières agricoles produites, de ristournes sur les approvisionnements qu’elles vendent aux agriculteurs », contextualise Olivier Frey.
Un modèle qui ne va pas de soi et suscite souvent des frictions, pour Patrick Rabbat, partner chez Kearney : « Il y a toujours des mécontents sur les arbitrages de répartition de la valeur entre rémunération pour l’agriculteur et réinvestissement dans le capital commun. Ces tensions sont d’autant plus renforcées dans un contexte économique agricole tendu comme aujourd’hui. »
Un modèle « paradoxal » avance même Christophe Burtin chez Kea pour qui les coopératives sont « portées aux nues pour leurs vertus par les économistes, mais reposent en fait sur des agriculteurs qui ne constituent pas une clientèle captive des coopératives et ont plutôt un usage “à la carte” de leurs services ».
L’ancien membre d’une coopérative qui préfère rester anonyme va plus loin jugeant que « quand une coopérative maîtrise tous les maillons de la chaîne de valeur avec des adhérents qui sont à la fois producteurs de denrées agricoles et acheteurs de services et produits, les marges sont parfois assez opaques ».
Depuis la loi Egalim de 2018, le législateur a injecté un peu plus de transparence en interdisant aux coopératives de cumuler prescription et commercialisation des intrants (engrais, semences, etc.).
Mais pas sûr que ces principes de transparence tiennent le choc de la course à la taille dans laquelle sont lancées les plus grosses coopératives. Ainsi, InVivo, association de 192 coopératives sociétaires, questionne « l’élasticité » du modèle coopératif en termes de gouvernance.
Xavier Hollandts, professeur de stratégie et entrepreneuriat, à la Kedge Business School et Alessandra Kirsch, directrice des études d’Agriculture Stratégies dans une analyse de la fusion InVivo-Soufflet parue en février dans Agriculture Stratégies, posent d’ailleurs ces deux questions : « Peut-on encore parler de coopérative quand un groupe atteint un tel niveau de gigantisme ? Est-il possible de continuer à bénéficier des avantages liés au statut coopératif alors que la nature coopérative est fortement diluée au sein d’un groupe géant ? »
Parmi les défis de gouvernance, ces experts citent notamment la poursuite du principe de contrôle démocratique par les membres et le risque que la coopérative soit « noyée » dans un ensemble de filiales de droit commun. Soufflet va d’ailleurs devenir une des filiales privées d’Invivo. Un cas d’école à surveiller !
Emmanuelle Serrano pour Consultor.fr
Crédit photo : Adobe Stock.
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