Coulisses - McKinsey : un an au pilori
La filiale française du cabinet américain connaît depuis douze mois une exposition médiatique totalement inédite.
Pour McKinsey, le 5 janvier 2021 est probablement marqué d’une petite croix noire sur le calendrier. Ce jour-là, Politico révèle que pour l’aider à accélérer une campagne de vaccination vilipendée pour sa lenteur à démarrer comparée à ses voisins européens, l’État français s’est attaché les services du cabinet.
Une information qui, d’un coup, révèle au grand public le rôle joué par McKinsey et de nombreux autres cabinets auprès des services de l’État. Le consulting n’est plus un truc d’initiés de cercles d’affaires et devient d’intérêt général.
La presse en fait une couverture extensive : Le Monde Magazine, le Nouvel Obs’, Marianne, France 2 et son émission « Complément d’Enquête », France Culture, France Info, etc. Le sujet donne lieu à des procès en référé. Une mission d’information est ouverte à l’Assemblée nationale, et une commission d’enquête a lieu au Sénat. Des dizaines de responsables politiques y vont de leur commentaire sur la place du consulting dans la vie publique. Enfin, tout récemment, un livre d’enquête (Les Infiltrés, paru mi-janvier 2022) fait la tournée des plateaux.
McKinsey jamais autant exposé qu’aujourd’hui en France
Une exposition totalement inédite, au premier rang de laquelle McKinsey est de loin le cabinet le plus concerné. Plusieurs raisons l’expliquent : son ancienneté dans le secteur public, son omniprésence auprès des États partout dans le monde (relire notre portrait d’un des cofondateurs de cette activité à l’échelle globale), le niveau des missions qui lui sont confiées, ou encore la notoriété spontanée de sa marque.
Une nouvelle réalité totalement inédite en France, et ce même si la présence de McKinsey auprès des administrations publiques du pays est très ancienne. Dès 1947, le cabinet accompagne la direction du Trésor dans la mise en œuvre du plan Marshall, avant même l’ouverture d’un bureau en France, en 1964.
Plus une journée ne se passe sans que « Mac Kinsey », comme on voit souvent le cabinet orthographié, ne soit mis à toutes les sauces. Un petit tour sur Twitter ou Facebook suffit à s’en convaincre. « Derrière l'appellation McKINSEY, ce seraient en fait McFLY et CARLITO aux commandes. » « En Ukraine, la France condamne FERMEMENT en prenant des sanctions contre la Russie 🇷🇺 : L'interdiction du port de #chapka au mois d'août est en étude chez #McKinsey. » Et ainsi de suite à longueur de journée. « McKinsey est une secte ! », s’écrie même Mourad Boudjellal, l’ex-président du Rugby Club Toulonnais sur le plateau des « Grandes Gueules » le 8 janvier 2021 !
Sur Google Trends, qui recense le nombre de fois où des mots clés sont tapés dans le moteur de recherche, l'année 2021 montre une démultiplication sans équivalent des requêtes « McKinsey » – plus nombreuses que, par exemple, les recherches pour son principal concurrent dans le champ du conseil en stratégie, le Boston Consulting Group, mais également plus nombreuses que celles dirigées vers un cabinet de conseil en IT autrement plus gros que McKinsey, Accenture.
Avec deux pics très nets : début janvier 2021 autour de la révélation du rôle de McKinsey auprès du ministère de la Santé puis, un an plus tard, au moment de l’audition du cabinet par la commission d’enquête du Sénat. À cette occasion, la vidéo consacrée à une mission du cabinet pour le ministère de l’Éducation nationale sur l’avenir du métier d’enseignant fait bondir et cumule 1,5 million de vues sur le Twitter de Public Sénat. « Ils se sont fait déchirer », dira-t-on dans l’entourage du cabinet à la suite de cette audition.
Stop and go pour McKinsey dans le secteur public
Devant pareil shitstorm, les missions de McKinsey dans le secteur public ont d’abord connu un coup d’arrêt. Soudainement, pour un décideur public, quel que soit le niveau d’expertise et de compétences accordé à McKinsey, s’adjoindre les services du cabinet peut devenir une boule puante – d’où les immenses précautions que le cabinet et ses confrères prennent avec la confidentialité de leurs missions et la préservation de leur marque (relire notre article).
Une ligne de confidentialité à laquelle le cabinet se tient principalement depuis un an – s’autorisant tout juste une défense publique dans Le Figaro. Pour l’essentiel, McKinsey a davantage invité en coulisses ses mandants, ses clients dans le secteur public, à clarifier le périmètre de ses missions et les raisons pour lesquelles le cabinet a été mobilisé.
Rapidement, pourtant, le téléphone du cabinet sonne à nouveau, et un flot régulier de demandes de missions de conseil reprend qui ne s’est plus démenti – sauf depuis quelques semaines avec la montée en puissance de la campagne présidentielle, des échéances électorales qui marquent traditionnellement un coup d’arrêt dans les achats de missions de conseil.
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Paiement colossal équivalent à 5 % de son chiffre d’affaires annuel, nouvelles règles de protection contre les conflits d’intérêts dans le secteur public, obligation d’archiver tous les documents de chacune de ses missions : l’accord conclu par McKinsey avec une cinquantaine de procureurs généraux le 4 février est retentissant. Il pourrait avoir des impacts sur ses recrutements.
L’expertise du cabinet reste reconnue et sollicitée
Mieux, du côté de l'État, un certain nombre de hauts fonctionnaires rompus à l’arrivée en France de la théorie venue des États-Unis d’un « État profond », ou « Deep State », se montrent plutôt solidaire vis-à-vis du cabinet. N’allant toutefois pas jusqu’à le soutenir publiquement, les cadres de la task force vaccinale « reconnaissent l'apport du cabinet McKinsey pour aider à mettre en place les process nécessaires depuis le début », font-ils savoir dans les colonnes des Échos.
« En un an, 125 millions d'injections ont été réalisées, contre une dizaine de millions d'injections pour la campagne annuelle vaccinale contre la grippe. Concevoir une telle infrastructure opérationnelle dans des délais aussi courts, c'est un enjeu auquel une administration n'est confrontée que très épisodiquement – fort heureusement ! Nous, c'est une typologie de projet que nous conduisons régulièrement. Sur les six dernières années, nous sommes intervenus dans la reconfiguration d'environ 700 chaînes logistiques mondiales. Voilà l'expertise que nous avons », a également défendu Thomas London, partner spécialiste de la santé dans le secteur public chez McKinsey à Paris, lors de son audition devant la commission d’enquête du Sénat le 18 janvier 2022.
Du côté du cabinet et de ses clients, on considère que sans l’intervention de McKinsey, aucune accélération de la campagne vaccinale ne serait intervenue entre janvier et mars 2021.
Une expertise qui, malgré les polémiques, continue à être sollicitée. Preuve en est, les missions sur la vaccination, par lesquelles la polémique est arrivée, ont été prorogées à plusieurs reprises – et pas à la demande de McKinsey. Ce qui démontre que les fonctionnaires qui les commandent jugent leur valeur ajoutée supérieure aux risques de polémique qu’elles font courir. La dernière en date s’est achevée tout début février.
Business as usual donc, même dans le secteur public
Acceptabilité, sécurité et ras-le-bol
Plusieurs composantes nouvelles ont cependant fait leur apparition. D’abord, une réflexion sur la manière dont chaque mission pourrait être perçue si elle venait à être connue est menée en amont. Une démarche équivalente au « test du lever de soleil » également utilisée chez Bain. En interne, une transformation a lieu sur le sujet. Elle est accompagnée d'une réelle volonté de faire évoluer la part fantasmée de mystère entourant les interventions du cabinet.
Il est désormais acquis que les préconisations et présentations du cabinet ont tendance à être rendues publiques et ce, tout particulièrement dans le secteur public. Leur valeur ajoutée et leur impact doivent être évidents. Tout nouveau projet passe par les fourches caudines d’un outil maison : le CITIO. En bon français : « Country, Institution, Topic, Individual et Operational », autant de dimensions que chaque partner est censé passer en revue avant de dire OK à un nouveau job de conseil. Concrètement, tout projet dans le secteur public en France passe par l’approbation d’un comité des risques européen qui vérifie chacune de ces dimensions avant de donner son accord.
Puis, la sécurité. À la suite de son audition, jugée par instants timorée ou peu claire, le partner en charge du secteur public en France, Karim Tadjeddine, a été pris à partie à de multiples reprises. Et, chez McKinsey, le précédent de la descente des Gilets jaunes dans les bureaux de Bain est dans tous les esprits.
Enfin, un certain ras-le-bol aussi quant au bien-fondé de critiques qui font des consultants l’alpha et l’oméga de dysfonctionnements dont ils ne sont pas la cause – ou alors l'un des symptômes. Ainsi de cette mission conduite par McKinsey à l’APHM (Assistance publique – Hôpitaux de Marseille) où le cabinet avait été retenu en 2018 – et dont les résultats ont été jugés très onéreux et décevants. Un bon observateur de cette mission juge que son coût était dérisoire pour le budget annuel de 1,5 milliard d’euros et le besoin de réorganisation patent. « Je n’ai jamais vu une entité aussi mal gérée, les achats sont faits en dépit du bon sens, c’est révoltant. Quelques millions d’euros de conseil sont insignifiants à côté de la gabegie de cette organisation. La direction de l’hôpital n’y arrivera pas seule et il y a une vraie légitimité à être accompagnée », indique cette source qui a requis l’anonymat.
En tout cas, l’audition de McKinsey devant le Sénat a donné lieu à la transmission de données complémentaires, aussi bien de la part des clients publics du cabinet que du cabinet lui-même – qui avait été repris à ce sujet d’emblée, dès le 18 janvier, les sénateurs jugeant que les consultants n’avaient pas transmis toutes les informations demandées.
Et puis, plus rien. La nouvelle audition de McKinsey par les parlementaires qui avait pu être un temps envisagée n’a finalement pas été organisée. Et la rapporteure de la commission, Éliane Assassi, a fait savoir que les auditions sont à présent achevées. Le rapport de la commission sera, lui, présenté mi-mars 2022.
Une échéance scrutée par le secteur du conseil mais également par McKinsey en particulier. Qui n’exclut pas de réduire la voilure dans le secteur public en France.
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