Dans le conseil en stratégie, le tout-télétravail ne fait pas long feu
Entre les cabinets qui ont priorisé un retour au bureau, ceux qui ont été pris d’assaut par les consultants qui préfèrent l’effervescence collective du « présentiel », et ceux qui laissent toute liberté à leurs consultants pour s’organiser comme ils le souhaitent, le tout télétravail promu voilà 2 ans n’est plus uniforme. Chacun fait un peu à sa sauce. Revue des pratiques chez Bain, OC&C, Strategia, Cepton et Advancy.
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« Le retour en arrière n’aura pas lieu. » Tel était le discours unanime pour le moins affirmatif au sein des cabinets de conseil en stratégie basés en France sur la pratique du télétravail il y a 2 ans. Après les deux confinements de 2020, le télétravail avait pris ses aises, le retour au bureau avait l’air de ne pas susciter beaucoup d’enthousiasme. « Depuis l’automne 2020, nous sommes sur un rythme de 3 jours de télétravail pour 2 jours au bureau qui fonctionne très bien », indiquait alors à Consultor Annabelle Dazy, la directrice des ressources humaines d’Advancy, cabinet qui avait pérennisé l’organisation établie au début du deuxième confinement en octobre 2020.
Le télétravail de masse a fait long feu
Le discours a aujourd’hui assez radicalement changé, comme l’atteste Advancy. « Notre constat est que notre activité se prête mal au télétravail. Il nuit à la progression des personnes qui bénéficient de moins de partage d’équipe, il nuit aussi à l’efficacité générale. Le télétravail ne peut donc être la norme. En revanche, tout légiférer n’est pas une bonne idée, et nous laissons les équipes gérer leur temps en autogestion. Évidemment, tout le monde a son bureau physique dans nos locaux, à tout instant. C’est une évidence, mais c’est bon de le rappeler. Nous devons offrir à chacun un bon confort matériel de vie », soutient aujourd’hui son founding partner, Éric de Bettignies.
Le télétravail n’aurait donc finalement pas supplanté définitivement le temps passé au bureau… Il y aurait même un mouvement de machine arrière. Un constat partagé en 2023 par l’ensemble des cabinets sur cette forme de travail rêvée, voire idéalisée, mais expérimentée par la force des choses durant la pandémie. Le retour d’expérience a transformé le rêve en réalité plus pragmatique – même parfois douloureuse pour celles et ceux qui l’ont vécue. Le discours est encore plus radical chez Bain & Company, plus de 300 consultants à Paris, dont 37 partners, comme le partage sur le ton de la plaisanterie sa DRH, Raphaëlle de Soto. « C’est la crise du logement chez nous, car les consultants sont tous revenus au bureau. » Un retour en masse qui a d’ailleurs été une énorme surprise pour la DRH. « On a beaucoup lu sur le sujet et l’on se disait que les collaborateurs ne viendraient pas au bureau pendant plusieurs jours par semaine. Mais très vite, 70 à 80 % de nos équipes étaient là. Il est vrai aussi que nous avons beaucoup de jeunes consultants qui sont bien mieux installés au bureau que chez eux. Ces jeunes ont particulièrement souffert durant le covid, ils ont besoin de l’émulation de groupe », soutient aussi Raphaëlle de Soto.
Même bilan au sein du jeune cabinet Strategia Partners (créé en 2021), où l’un des founding partners, Thomas Chèvre, constate une diminution significative de télétravail de la part des consultants. Ce cabinet a pris le parti, et après réflexion, d’être « très flexible » par rapport aux besoins et envies de ses troupes qui montrent avant tout « une vraie volonté d’être le plus présents possible au bureau ». Chez Strategia, les consultants seraient en moyenne à un jour par semaine de travail à domicile, « certains font 2 jours, certains aucun, mais il n’y a aucune demande à plus ».
Seul son de cloche très protélétravail, c’est d’OC&C Paris (quelque 25 consultants) qu’il résonne parmi les cabinets qui ont accepté de partager sur le sujet. « La demande des consultants est toujours très présente, je ne pense pas qu’elle ait baissé. Le seul trait paradoxalement, a priori en tout cas, c’est qu’elle est moins présente sur les nouveaux embauchés que sur les jeunes consultants avec 2 ou 3 ans d’expérience. Nous voyons deux populations bien distinctes parmi les juniors : ceux qui tiennent à cette liberté et vont l’utiliser, et les autres », témoigne l’associé d’OC&C Paris Jean-Baptiste Brachet.
Une réalité très diverse
En tout cas, aucun des cabinets n’a instauré un suivi statistique de la réalité du télétravail, ce qui est partagé, c’est « à vue de nez », comme le reconnaît l’associé d’OC&C Jean-Baptiste Brachet. Cabinet qui enregistrerait une moyenne de 2 jours par semaine de travail à domicile pour l’ensemble de la population des consultants, jusqu’à 3 jours pour certains (aucun à 4 jours), un jour pour les juniors, et encore moins chez les plus seniors, à l’instar de cet associé, près de 20 ans de vie professionnelle à son actif. « Nous sommes de la vieille école, on est toujours au bureau. C’est une question de génération et d’âge de parentalité. C’est étonnant, car il y a des points sur lesquels il faut montrer l’exemple aux plus jeunes, mais sur ce point, ils savent mettre la barrière. » Et chez OC&C, seul le N+1 du consultant en télétravail est informé. « C’est très libre et très ouvert. Les consultants préviennent ou pas. » Plutôt une moyenne d’une journée de travail à la maison chez Strategia, « certains font 2 jours, mais personne ne fait 100 %, d’après Thomas Chèvre qui ne tient pas non plus les comptes, et nous constatons que les managers et les principals utilisent plus le télétravail que les juniors. »
Chez Cepton, la jauge s’établirait de 0 à 3 jours ½ de télétravail par semaine dans la population « consultants », avec une moyenne de 2 jours. « Nous faisons partie du groupe Vintura (cabinet néerlandais qui a acquis Cepton en 2022, ndlr), 4 bureaux avec des équipes cross office entre les pays ; le télétravail se justifie plus. » L’organisation se fait comme ailleurs par équipe. « Si une équipe décide d’avoir 3 jours de présence au bureau, tout le monde est là ces 3 jours, et les consultants font ce qu’ils veulent avec les 2 autres jours », complète. Certains des Ceptoniens ne font-ils jamais de télétravail ? « Je ne sais pas. Comme il n’y a pas de contrôle, pas besoin de chiffres. Mais une partie non négligeable des consultants vient tout le temps au bureau. »
Du côté de Bain, pas de data sur la réalité du télétravail, pas de règles donc, pas de suivi. « Je n’ai aucune idée du nombre de jours cumulés ou en moyenne pris en télétravail, c’est très variable en fonction des projets, très fluctuant selon les consultants, et aucun consultant n’a fixé un nombre de jours par semaine », partage Raphaëlle de Soto. Dans les autres cabinets, c’est peu ou prou la même chose. Eight Advisory, qui n’avait pas instauré le télétravail avant la pandémie, l’autorise depuis, entre 1 et 2 jours par semaine.
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Quel chemin parcouru ! En décembre 2019, en pleine grève de la SNCF contre la réforme des retraites, certains cabinets de conseil préféraient payer le taxi à leurs collaborateurs ou les aider à acquérir des vélos électriques (relire notre article) plutôt que d’élargir le recours au télétravail. Un an et demi, une pandémie et trois confinements plus tard, la donne n’est plus la même.
Une politique au cas par cas
Et durant ces 2 dernières années, les cabinets ont globalement plutôt tâtonné sur le dossier du télétravail, hésitant à le couler définitivement dans le bronze avec une politique écrite noire sur blanc, ou à faire « light », à la demande, au cas par cas, de façon informelle. À l’instar d’OC&C, un cabinet qui a d’abord expérimenté un télétravail processé. « Pendant 6 mois, on ne savait pas si l’on devait faire revenir tout le monde, imposer des jours de présence obligatoire, ou laisser faire les collaborateurs comme ils le voulaient. Devant l’expérience du télétravail imposée qui a pu être difficile – en Grande-Bretagne, ils ont été en télétravail pur pendant un an et demi –, et des populations avec des besoins différents, nous avons décidé de rester dans la ligne de notre politique libre et responsabilisante », témoigne Jean-Baptiste Brachet, partner d’OC&C. À la suite de cette expérience jugée peu convaincante, OC&C est donc revenu à une pratique du télétravail « libre, non écrite, misant sur la responsabilité des collaborateurs, qui en est d’ailleurs renforcée ».
Chez Bain & Company, la période post-covid a permis d’édicter « des principes de bon sens », comme le précise Raphaëlle de Soto, la DRH. « Avant le covid, nous réfléchissions à légiférer sur le sujet. Cette question aurait pu devenir un serpent de mer, voire un problème, mais la période covid – et les confinements – a répondu d’elle-même à cette question. L’organisation prévoit du télétravail, mais avec une priorité business adaptée en fonction des besoins des clients et une priorité de cohésion. Car le métier s’apprend beaucoup avec les autres dans une logique de compagnonnage dans les sujets. » Finalement, très peu de télétravail dans les faits chez Bain aujourd’hui, et « quand les Bainies souhaitent télétravailler, ça ne pose aucun problème. Il n’y a ni obligations ni interdits, il n’y a aucun besoin de légiférer dans ce domaine », ajoute la DRH de Bain Paris.
Le cabinet Cepton a vu arriver la vague télétravail un peu différemment, puisque la gouvernance l’avait mis en place avant-même la pandémie, « sous la forme d’une charte écrite qui l’encadrait, sans pour autant instaurer de nombre de jours ni de conditions, et qui n’a pas changé depuis », comme en témoigne Matthias Bucher. Une charte à forts enjeux pour cet associé de Cepton. « Nous nous devions de conserver une forme de liberté, de décider par projet en fonction des envies et des besoins, de mettre en place les bons outils, et de faire en sorte que tout le monde soit capable de revenir au bureau et d’aller chez le client si des meetings exceptionnels s’ajoutaient aux agendas. »
Strategia n’a « rien scellé dans le marbre », pas de nombre de jours minimum/maximum par semaine ou par mois, pas de jour prédéfini, par choix « par volonté de conserver un esprit d’équipe » et où « cela se passe très bien comme cela ». Des demandes de télétravail qui se font au sein des équipes projets auprès des managers et qui « sont à 99 % du temps acceptées ». La seule obligation, que tout le monde soit au bureau les jours de grosses réunions. Cette ultra flexibilité, c’est la taille du cabinet qui le permettrait, comme l’atteste Thomas Chèvre. « Nous sommes une quinzaine de consultants à Paris. Cela doit être beaucoup plus compliqué pour les cabinets de 400 consultants. »
Le télétravail a ainsi trouvé son rythme de croisière au sein des cabinets, à la carte. Et même s’il est très diversement utilisé, il est aujourd’hui considéré comme un droit. Car comme l’admet Jean-Baptiste Brachet d’OC&C, « si l’on ne proposait pas cette possibilité aux jeunes recrues, ce serait un problème. C’est un acquis. »
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