Détenir des actions dans le conseil en stratégie : une opération rentable ?
Avoir des parts dans des sociétés en forte croissance dans un secteur bien portant et dont la rentabilité atteint des marges à deux chiffres est a priori un investissement rentable. À l’instar des 832 000 livres sterling que Deloitte au Royaume-Uni a annoncé verser à ses 702 associés britanniques au titre du profit de l’exercice 2018. Le montant le plus important de ces dix dernières années. Pas si mal, donc.
Cet investissement peut être tout aussi intéressant dans les entreprises du conseil en stratégie, à de nombreuses limites près.
Chez Roland Berger, par exemple, les gains au titre des actions achetées peuvent être très importants : de 3 à 4 % du montant de l’equity acquis pour les petites années et jusqu’à 100 % ou plus les très bonnes années.
Quand on sait que le ticket d’entrée au capital du champion européen de la stratégie se situe entre 100 000 et 300 000 euros en fonction de la séniorité, les dividendes peuvent aller de quelques milliers d’euros et à plusieurs centaines de milliers d’euros. Non négligeable.
Quand les dividences équivalent la rémunération annuelle : rare mais possible
Surtout que la rémunération d’un jeune partner chez Roland Berger (fixe et variable) se situe entre 250 000 et 300 000 euros par an. Pour autant, ces dividendes ne constituent qu’exceptionnellement la partie majoritaire du total de la rémunération.
« On est davantage dans une logique de rémunération de la performance que de rémunération du capital. On évite à tout prix que les plus seniors soient rentiers », dit un associé, qui comme l’ensemble de nos interlocuteurs sur ce sujet préférera garder l’anonymat.
« Les dividendes sont le variable du variable. La part de la marge de la société qui n’a pas été versée en bonus et que la société décide de verser en dividendes », dit un autre ancien associé, qui lui aussi s’exprime sous couvert d’anonymat.
Et la logique est peu ou prou la même partout, à mille exceptions près. Exemple chez Bain, il n’y a pas d’achat d’actions à l’entrée au partnership. Des attributions gratuites d’actions sont faites aux partners au fil des ans qui donnent lieu à versement de dividendes sur la base d’un « profit pool » déterminé annuellement, puis au rachat de cet equity à la sortie des associés du capital de la compagnie. Une sorte de chèque en bout de course pour être schématique. La réalité étant bien plus complexe et peu transparente jusqu'au sein de la compagnie, comme dit un ancien consultant de Bain : « La rémunération des associés est une grosse boîte noire dont on ne sait pas grand chose avant de devenir soi-même associé ».
« L’un des secrets les mieux gardés »
On n’en saura pas plus : no comment chez les Rouge de l’avenue Kléber, pour des raisons concurrentielles avant tout. Ne pas divulguer, aux confères américains notamment, la structure capitalistique de chacun est jugé essentiel. L’actionnariat est « l’un des secrets les mieux gardés », confirme Rémy Ossmann, un associé de L.E.K. à Paris.
Car le capital de chaque cabinet est souvent un objet biscornu qui lui est propre. Comme dit encore une autre source : « Dans l’idéal, il faut un petit ticket d’entrée, un petit seuil de dividendes et une grosse liquidité pour acheter et vendre des actions... Un mouton à cinq pattes qui n’existe pas. »
Marginalement aussi parce que la détention d’actions, surtout sur des sociétés cotées par nature plus volatiles, peut virer à la bérézina. Comme raconte un ancien de BearingPoint qui avait investi plusieurs dizaines de milliers d’euros dans le capital du géant du management consulting. Sauf qu’en 2008 lorsque le spin off de KPMG se retrouve étranglé par la dette et passe sous protection de la loi américaine des faillites, il reçoit pour rémunération de ses actions un chèque de 11 centimes. « Je ne l’ai jamais encaissé, il est encadré chez moi. C’est cocasse », s’amuse-t-il aujourd’hui.
Prix, endettement, modalités d'achat : le b.a.-ba.
C’est rarement aussi catastrophique. Mais plusieurs éléments sont à prendre en considération pour juger de la pertinence de pareils investissements. Le montant d’acquisition déjà : souvent de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’euros, il se situe par exemple entre 100 000 à 200 000 euros chez L.E.K.
Plusieurs systèmes existent pour rendre l’acquisition de ces parts parfaitement indolores quand les heureux élus ne peuvent pas s’en acquitter cash : prêt à taux zéro du cabinet au nouvel associé, caution bancaire auprès de banques partenaires qui se bousculent pour prêter à des taux très bas…
Autre facteur d’attention : l’endettement du cabinet qui peut grever le montant de la marge annuelle distribuable en bonus et en dividendes. Celle de Roland Berger a été pendant longtemps très lourde et rognait une part significative de la rémunération variable des associés.
Le meilleur cas de figure : la revente du cabinet
Puis vient ou non la possibilité de les revendre, avec ou sans valorisation. Le cas de figure le plus favorable est le rachat du capital du cabinet. L’un des derniers exemples en date à Paris est la reprise d’OC&C Paris par EY-Parthenon.
La valorisation des parts du cabinet est alors intervenue sur la base d’un multiple du chiffre d’affaires, ainsi que cela peut être fait dans beaucoup d’autres secteurs. « Entre fois 0,7 et fois 2 : c’est là que se situait le benchmark des rachats intervenus dans le secteur du conseil en management au sens large », dit l’un des anciens OC&C Paris à Consultor.
Rachats mis à part, la liquidité des actions apparaît faible. Simon Kucher fait d’ailleurs plutôt figure d’exception avec une place de marché interne sur laquelle les 120 partners mondiaux peuvent vendre et acheter des parts une fois par an vers Noël.
La règle est simple : les partners nouvellement nommés sont tenus d’acheter un montant minimal de parts, quitte à emprunter ; les partners depuis moins de dix ans ne peuvent qu’acheter ou conserver leur portefeuille d’actions, sans pouvoir vendre ; les partners depuis plus de dix ans ne peuvent que vendre ou conserver leur portefeuille d’actions.
Des actions : plutôt pour s'engager que pour augmenter sa rémunération ?
Partout ailleurs, une faible liquidité prédomine. Elle est doublée d’une faible possibilité de valorisation des actions. Pour une société de private equity qui a pris des participations dans le conseil en management au sens large et a vu plusieurs dossiers dans le secteur, c’est un de ses traits distinctifs : beaucoup d’actions émises dont la valeur est décorrélée de la valeur de la société, aux seules fins du versement de dividendes.
Chez Roland Berger et L.E.K. par exemple, il n’y a pas de valorisation des actions à la revente : elles sont rachetées au nominal de ce qu’elles avaient été achetées. Pour les gains financiers, il faut donc compter principalement sur les dividendes et les rachats en cas de fusions.
Au-delà, le sens des actions doit être envisagé autrement : « La logique financière n’est pas le cœur du sujet qui est plutôt de faire vivre le partnership. Ensuite, il y a de nombreuses façons de rémunérer qui sont décorrélées de la détention d’actions », plaide un ancien associé chez Roland Berger.
« Il faut plutôt considérer les actions comme un prêt consenti à l’entreprise », défend Rémy Ossmann chez L.E.K. Au sein de ce dernier cabinet, pas de versement de dividendes à proprement parler, mais un comité de rémunération composé annuellement de dix à douze associés. C’est ce dernier qui statue sur la part variable de la rémunération de l’ensemble des salariés, partners y compris, et peut décider d’un bonus un peu plus important en fonction de plusieurs critères, dont la détention d’actions.
Ce comité peut également décider de l’attribution de parts de capital supplémentaires par redistribution des actions des associés sortants ou par émission de nouvelles actions. Et ce avec le souci de la transparence – tous les bonus versés sont connus de tous les salariés – et le souci de l’engagement de l’ensemble des collaborateurs.
C’est le dernier aspect de la distribution d’action : elle est alors envisagée comme moteur d’investissement de l’ensemble des salariés, au-delà des seuls partners. Chez Kea, l’accès au capital est possible à compter du grade senior consultant, c’est-à-dire au bout de trois ans de maison. « Là où souvent les sociétés de conseil sont détenues par un petit groupe de partners ou un groupe minoritaire des partners, 60 % des consultants de Kea sont associés », dit Christophe Bonnet, senior partner et secrétaire général du cabinet.
Par cooptation du reste du partnership, les seniors consultants peuvent acquérir leurs premières actions contre quelques milliers d’euros. Un premier lot qui donne lieu à dividendes et peut être placé, souvent sur des plans d'épargne actions (PEA), puis réutilisé à l’achat de nouvelles actions au fur et à mesure de la progression dans la hiérarchie. Jusqu’au rachat du total des actions acquises à la sortie ou au maximum à 58 ans, âge auquel les associés de Kea s’engagent à quitter le partnership dans un esprit de renouvellement. L’ensemble de leurs actions leur est racheté – selon une règle de valorisation dont on ne pipe mot. La règle générale est simple pour Christophe Bonnet : « Le parcours actionnarial est fait pour accompagner le parcours professionnel. ».
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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