Recrutements : pourquoi les diplômes « hors cibles » restent l’exception
Ne pas avoir le bon tampon sur son CV dans un des environnements les plus élitistes du secteur privé français peut susciter des comportements d’autocensure – parfois vis-à-vis de l’école par laquelle les consultants sont eux-mêmes passés. Si nombre de cabinets souhaiteraient ouvrir le champ, ils ne le font pas pour des raisons pratiques et de niveau.
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C’est un cas de figure qui se rencontre parfois dans le secteur pour les profils juniors. Au-delà du « mythe du 3-3 », en référence aux trois premières écoles de commerce et d’ingénieurs françaises où longtemps les cabinets cantonnaient leurs recrutements, certains profils émanent d’écoles « hors cibles ».
Ne pas sortir de ce club peut mettre la pression. Ce dont témoigne anonymement un des partners que nous avons interrogés, lui-même issu d’une école hors cadre standard.
« Il y a un effort supplémentaire à fournir. On le voit dès le recrutement. Les personnes qui sortent des meilleures écoles se mettent dans la position de ce que le cabinet va leur apporter. La question est alors : “Qu’est-ce que le cabinet fait pour me mériter moi, étudiant diplômé d’élite ?”. A contrario, un étudiant moins bien diplômé devra montrer qu’il en vaut la peine. Ce sont des mentalités qui perdurent dans la suite des carrières, où certains continuent à montrer davantage d’entrain, de dynamisme, et se montrent un peu plus besogneux », témoigne ce partner.
Évoquer ces profils, c’est s’exposer à des réactions piquées quant à ce sujet d’article jugé « dévalorisant pour les cursus et éventuellement pour les personnes », comme nous a répondu un cabinet.
Ou même déclencher une certaine inquiétude sur la manière avec laquelle les étudiants cibles et les clients pourraient recevoir le sujet : « C’est dévalorisant aux yeux de clients, dont les codir et les comex entretiennent les mêmes esprits de corps. C’est dévalorisant pour les étudiants cibles qui seraient moins tentés de nous rejoindre parce que nous faisons de la place à des profils hors cible », témoigne à nouveau le partner qui a requis l’anonymat.
Et pourtant ! Les faits sont têtus et Consultor n’en est que le messager : 57 % des partners des cabinets de conseil en stratégie étaient encore diplômés de quatre écoles (HEC, Centrale Supélec, X, Essec, selon la récente étude conduite par Wit Associés pour Consultor). En cela, le conseil en stratégie est représentatif d’un élitisme à la française qui reste ancré, au-delà des discours sur la diversité sociale.
Ce ne sont pas des cas si peu fréquents. Certes, 57 % des partners sortent de quatre écoles, mais parmi les 523 partners recensés par Consultor (voir notre annuaire), nous avons identifié une trentaine de profils issus d’écoles « hors cibles ».
Plusieurs d’entre eux ont accepté de nous parler de leur parcours.
Réussir à entrer
Paul Trubert, qui est aujourd’hui partner chez Courcelles Conseil, a fait ses classes à l’école des techniques aéronautiques et de construction, où il a également reçu un double diplôme en Suède. Sans un master spécialisé à l’ESSEC par la suite, le conseil en stratégie, il n’en aurait peut-être même pas entendu parler.
Guillaume Tellier, à présent associé expert chez Mawenzi est, lui, sorti de l’école des mines de Saint-Étienne. Ce qui, dans un premier temps, ne le qualifiait pas pour rejoindre un cabinet de conseil en stratégie. Ce n’est qu’ultérieurement qu’il a pu se rapprocher de missions de conseil en strat’, d’abord avec les équipes d’Accenture Strategy, puis chez Mawenzi.
Même parcours « décalé », comme il l’appelle lui-même, pour Boris Cochet, partner chez Cylad : « Je suis sorti de l’Ensica (école nationale supérieure d’ingénieurs de constructions aéronautiques, ndlr) peu avant qu’elle ne soit intégrée à Supaéro », dit-il. Sa particularité est d’avoir obtenu parallèlement un diplôme d’ingénieur aéronautique de l’Université polytechnique de Madrid, l’une des plus cotées en Espagne qui, là-bas, aurait pu lui ouvrir les portes des meilleurs cabinets de conseil. Son entrée dans le conseil en strat’ à Paris est tout de même advenue par un concours de circonstances : la création de Cylad qui, en 2009, lorsqu’il est entré sur le marché du travail, était naissante, et sa spécialisation sur les sujets aéronautiques qui collaient au domaine de spécialisation de Boris Cochet.
C’est le cas, enfin, d’Hanna Moukanas, partner et ancien patron des bureaux de Paris et Bruxelles d’Oliver Wyman entre 2015 et 2023. Diplômé en 1983 de l’American University de Beyrouth, il a obtenu en 1986 un MBA à l’Insead (formation archi reconnue dans le secteur).
« En tant que Libanais, qui a travaillé au Moyen-Orient puis qui a rejoint le conseil en stratégie après un MBA à l’Insead, je suis un produit de la diversité. Je n’ai pas fait de grande école à la française, ce qui ne m’a pas donné de complexe. Que ce soit en interne avec des consultants ou avec des clients dirigeants issus de grandes écoles, je n’ai jamais eu la sensation de ne pas faire partie d’un groupe privilégié. Je crois que cette image est assez démodée ».
Des obstacles
Tout le monde ne le vit pas aussi bien. Pour certains, ne pas avoir le bon diplôme a pu constituer un obstacle. « Les contacts que l’on peut avoir avec certains clients, dont très peu sont issus de la même école que soi, sont très limités. Dans certaines sphères de décision, on a moins cette facilité à faire jouer son réseau. On se fait davantage ses contacts en cours de carrière. C’est un obstacle qu’on travaille à dépasser au fil des années. Je ne saurais dire si j’y suis parvenu », décrit le partner qui a souhaité s’exprimer sous couvert d’anonymat.
Son de cloche équivalent pour Guillaume Tellier chez Mawenzi pour qui « ce n’est pas toujours facile. En tant que junior hors top école, on a parfois le sentiment qu’il y a toujours une bonne raison pour ne pas travailler sur les sujets de stratégie. Cela dure quelques années ».
Ces obstacles ne sont pas près d’être levés, tant la survalorisation de quelques diplômes reste prégnante. Et les filtres sont nombreux : les cabinets se montrent ainsi tout particulièrement attentifs au sein de ces écoles aux seuls élèves préparationnaires, reçus au concours des grandes écoles et diplômés de ce programme, au détriment des étudiants admis sur titre ou diplômés d’un master autre que la grande école.
La facilité du recrutement standard
Pourquoi pareille inertie ? À l’unanimité, pour des raisons pratiques et de niveau. « Taper dans les plus grandes écoles, c’est minimiser le risque », pour Raphaël Butruille, partner chez Vertone. Quand, selon Hugues Havrin, partner en charge des recrutements chez Oliver Wyman, « la beauté des écoles cibles est d’offrir un socle commun de compétences techniques et de savoir-être et de garantir un niveau moyen élevé ». « Entre le screening de CV, les recherches, les rencontres : élargir n’est pas facile pour un cabinet de 20 personnes », avance aussi Paul Trubert chez Courcelles. « On ne peut pas avoir des services de recrutement de 25 personnes et on ne saura jamais trier les CV avec des algorithmes d’IA », abonde également Hanna Moukanas.
Dernier argument en faveur du statu quo : les clients. « N’avoir que des recrues issues des meilleures écoles, c’est un gage de qualité des livrables, mais aussi un argument auprès des clients », défend Guillaume Tellier chez Mawenzi.
Ouvrir encore le champ
Tout aussi unanime est le consensus qu’il y aurait à ouvrir le champ des recrutements juniors au-delà des écoles qui ont déjà été incluses, à l’instar par exemple de l’EM Lyon, de l’EDHEC, ou de Télécom Paris.
« Sur le fond, il est évident qu’il y a d’excellents profils partout, et qu’il y a aussi de moins bons profils dans les excellentes écoles », dit Guillaume Tellier. Et son confrère Raphaël Butruille de se souvenir « de X ou de HEC qui n’étaient pas du tout au niveau et de consultants issus d’écoles pas du tout réputées qui étaient excellents. Consultant en stratégie est un métier qui appelle une complétude de qualités humaines et intellectuelles. Les sujets que l’on traite au quotidien ne nécessitent pas d’avoir fait l’X. L’anticipation, le relationnel, la capacité à poser des questions, à capter l’information, à éviter les antagonismes, ce sont davantage des qualités situationnelles que quantitatives. À titre personnel, je me méfie des gens intellectuellement surbrillants, au détriment d’autres types d’intelligence ».
Car l’uniformité peut devenir « dérangeante », à entendre Paul Trubert chez Courcelles – cabinet qui s’est même livré à l’exercice d’une fresque de la diversité, un exercice de conscientisation des discriminations dans les organisations, avec l'objectif d'évoluer à ce sujet. « A ce jour, nous recrutons des profils similaires aux nôtres. Faut-il s’autoflageller de cela ? Non. Veut-on changer la situation ? Oui. Est-ce facile ? Non. »
Et, en effet, les choses ne bougent que marginalement. Ici et là, la porte est ouverte à des sup de co provinciales, à des non-préparationnaires, ou un peu plus tard dans les parcours professionnels à des thésards ou à des startuppers de retour dans le conseil. Sinon, le principal canal de diversification reste la cooptation ou via les profils hybrides (designers, data scientists…), que recrutent aussi les cabinets de conseil en stratégie et dont les backgrounds scolaires sont nécessairement différents.
Ceux qui promeuvent, ceux qui dissimulent
Dans ce contexte, celles et ceux qui parviennent à se faire une place peuvent schématiquement soit promouvoir la diversité dont ils sont issus, soit refermer la porte – et toute une foultitude de nuances allant de l’un à l’autre de ces extrêmes.
« J’ai pu l’observer, sourit Hugues Havrin, le partner en charge des recrutements pour Oliver Wyman en France. Il y a ceux, l’immense majorité, qui sont des promoteurs de leur école. Et une toute petite minorité plus passive. »
Ce que confirme également Raphaël Butruille, partner chez Vertone : « Tu as ceux qui viennent d’écoles moins prestigieuses qui en ont quasi honte. J’en ai certains en tête. Il n’est pas rare qu’ils aient un début de carrière prometteur, qu’ils se fassent financer une formation complémentaire dans une école dans les clous qui viendra masquer la première. »
De fait, sur LinkedIn, ou sur les CV, on peut observer ici et là un MBA ou un master spécialisé ronflant s’additionner à une école plus inattendue – quand le diplôme initial n’est pas purement et simplement effacé.
Côté promoteurs, on peut citer Raphaël Butruille, chez Vertone, et Hugues Havrin, chez Oliver Wyman : l’un et l’autre, chacun à leur manière, ont promu la filière dont ils sont issus.
Raphaël Butruille a été moteur dans le recrutement de Charlelie Bensoussan Gaubert, tout comme lui diplômé de l’École supérieure de physique et de chimie industrielle de la ville de Paris, établissement qui ne destine a priori pas aux métiers du conseil.
Ce qui n’a pas empêché Raphaël Butruille de faire sa carrière dans le secteur, et Charlelie Bensoussan Gaubert d’être récemment promu partner. De même, Hugues Havrin a-t-il rendu l’EM Lyon compatible avec les recrutements de juniors chez Oliver Wyman, chose qui n’était pas le cas quand, lui, a rejoint le cabinet au détour des années 2000 après une première expérience dans le conseil.
À l’inverse, d’autres peuvent avoir la tentation de couper les ponts. Pour Hugues Havrin, cette forme de « désengagement » qu’on peut noter chez certains consultants vis-à-vis de leur école est plutôt psychologique, symptomatique d’une forme de syndrome de l’imposteur.
« C’est le revers d’une certaine hystérie française autour des diplômes. Je me souviens d’un Centralien qui, trente ans après, ne se remettait pas de ne pas avoir eu Polytechnique. La valorisation des diplômes de sortie reste probablement encore excessive, pour HEC et Polytechnique encore plus que pour les autres », analyse Hugues Havrin.
La pression du moule est forte. Pour l’ouvrir, des leviers existent. Valoriser et faire connaître les parcours « hors cibles » qui font carrière. Promouvoir l’existence et l’intérêt du conseil en stratégie dans un plus grand nombre d’écoles. Instaurer des mécanismes de détection de talents au sein des services de recrutement de cabinets.
Mais le chemin sera encore long. Comme dit Raphaël Butruille : « On cherche tous la Martingale. Pas si sûr que ce soit facile à trouver. Il y a en réalité un nécessaire travail que chacun doit faire pour intégrer et former les consultants. En partant de ce qu’ils sont et de leur potentiel et non pas rechercher le mouton à cinq pattes qui n’existe pas. »
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