Senior et « bizut » du conseil, un match gagnant ?
Entrer senior dans un cabinet après une longue expérience hors consulting n’est pas un exercice aisé. Cela nécessite pour le moins d’être agile en terre inconnue. Et d’accepter de (re) partir en apprentissage d’un métier ultra processé. Témoignages de celles et ceux qui ont sauté le pas.
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Le recrutement de profils très expérimentés et consultants néophytes… Une opportunité au coup par coup plus qu’une politique écrite noir sur blanc de la part des cabinets. Il est un moyen pratique à la fois pour s’associer une expertise pointue recherchée, de renforcer une pyramide lacunaire à certains grades, et de répondre à un manque global de ressources.
Bref, pour les cabinets sur le papier, c’est gagnant. Y compris dans le cadre d’une stratégie très ciblée. « Parfois, ces profils sont recrutés juste dans le cadre d’un transfert de compétences, et puis bye-bye. Je l’ai vu plusieurs fois », atteste Cyril Blackwell, militaire durant 15 ans avant d’entrer chez McKinsey à 35 ans bien sonnés.
Des profils seniors chassés, mais dont le process de recrutement n’est pas pour autant simplifié ; les cabinets voulant s’assurer du fit entre ces recrues novices en consulting et leurs équipes. Cyril Blackwell a passé pas moins de huit entretiens dans chacun des trois premiers cabinets par lesquels il est passé (McKinsey, Advancy, Roland Berger). Marc Gigon, 22 ans chez Total avant d’arriver chez Roland Berger en 2017 (comme principal), n’a lui eut à passer « que » cinq entretiens, pour certains d’ailleurs « plus de convenance que formels ».
Pour ces entrants seniors, le choix du conseil en strat’ paraît une belle porte de sortie pour switcher sur une deuxième partie de carrière de haut vol. Avec, à la clef, un défi dans un secteur prestigieux, « un besoin d’un nouveau challenge, de nouvelles curiosités à nourrir », livre Marion Delas, entrée comme consultante senior chez Cylad en 2015, après quelque onze années dans le secteur pharma (chez Pierre Fabre), « être poussé toujours plus dans ses limites », pour l’ex-sous-off Cyril Blackwell. Ou encore pour Laure Lemaignen, arrivée associate partner chez PMP Strategy en 2020 après quasi 20 ans au sein de la Société Générale, « rester en contact avec les services financiers dans les enjeux de transformation stratégique, et une volonté d’élargir mon champ de clients, des enjeux, des sujets ». Un souhait de rester dans l’univers de la transfo digitale pour l’ancien de Roland Berger, Marc Gigon, directeur digital chez Total entre 2012 et 2017.
À l’épreuve du terrain
Mais le match ne serait pas forcément au rendez-vous. Ce serait même plutôt le contraire,
selon Marc Gigon, trois années passées chez Roland Berger. « L’acculturation est possible, mais extrêmement complexe. Il y a beaucoup plus d’échecs que de réussites, car cela nécessite des torsions des deux côtés. » Même constat pour Cyril Blackwell, cinq cabinets au compteur, petites boutiques et gros cabinets. « J’ai pu voir beaucoup de cas, dans tous les cabinets où je suis passé. J’ai aussi l’impression que les gros cabinets ne sont pas plus mauvais pour accepter et intégrer les seniors. Par exemple, chez Roland Berger, on prend des cadres expérimentés, et on leur donne six mois pour faire leurs preuves. » Effectivement, ces seniors experts dans leurs domaines ressortent régulièrement des radars consulting après deux à trois années dans un cabinet. Mais pour celles et ceux qui ont vécu de vrais ratages de l’inclusion dans le secteur du conseil en stratégie, c’est silence radio… Idem côté cabinets, on ne parle pas de ce qui fâche.
Une alchimie complexe
Car intégrer ces profils est pour le moins délicat. Il existe indéniablement un gap culturel, avec, comme le souligne Marion Delas, chez Cylad depuis 8 ans, « des différences dans la manière d’appréhender ces deux métiers. Dans le conseil, nous sommes en contact direct avec nos clients, ce qui implique d’adapter sa posture, d’apprendre à les accompagner sur le contenu, à construire avec eux, mais aussi de formaliser et de communiquer les messages importants ». Une adaptation nécessaire à un nouveau monde que confirme Laure Lemaignen, appelée pour créer la practice institutions financières chez PMP Strategy. « C’est un chemin dont on franchit les étapes une à une. Cela s’est fait progressivement, il y a eu un travail d’adaptation, de remise en cause, j’ai réappris certains codes, j’ai dû apprendre de nouvelles méthodologies, je devais prendre le rôle du consultant chez le client. » Marc Gigon, 22 années de corporate au compteur, a lui aussi découvert cette terra incognita à son arrivée chez Roland Berger. « J’étais vu comme un objet exotique. Je suis reparti à zéro ou presque. Par ailleurs, certains clients, très attachés au statut et aux prestations associées, ne vous reconnaissent pas dans votre fonction d’après, ce qui a pu bloquer des négociations. »
La « barre a été haute » pour l’expert de la transition agri-food de CVA Philippe Cochard, et ses 20 ans d’expérience corporate. « Au début, l’expérience que l’on a à offrir n’est pas celle attendue du conseil en stratégie, mais j’ai été entouré par des partners très ouverts. Ils m’ont aidé à développer mon capital intellectuel, à rédiger des offres techniques et commerciales face à des confrères connus et reconnus, et à organiser la production en équipe. Ce que je faisais chez Danone en 3 mois est à délivrer en 4 semaines, avec une valeur supérieure. »
Mais aussi des difficultés dans l’approche managériale pour Cyril Blackwell. « Il y a un sujet toujours très tabou, c’est que ce métier est très jeuniste. Le parcours normalisé de consultant est, qu’après 10/12 ans, à 35/40 ans, on passe partner. Je suis arrivé dans ces âges-là comme consultant chez McKinsey (cinq grades avant celui d’associé dans ce cabinet). Autant j’ai pu diriger des personnes plus âgées dans l’Armée, autant dans le conseil, c’est difficilement concevable. »
Endosser l’habit de consultant
Et se faire reconnaître, non plus comme un expert extérieur, à l’instar des senior advisors ou des experts partners, mais comme un consultant « maison », n’est pas non plus une sinécure, comme le reconnaît Cyril Blackwell. Il faut d’abord s’adapter aux spécificités des cabinets, et ce, dans une organisation souvent faussement horizontale : McKinsey est « très processé, presque militaire », Advancy, où « le process est un gros mot, il fallait au contraire être très créatif, mais avec les travers de réinventer la roue à chaque projet ». Mais aussi savoir se faire accepter pour l’ex-sous-officier. « Pour se faire respecter et faire sa place parmi des jeunes gens très brillants, issus des mêmes moules de formation, il faut beaucoup s’engager avec eux et accepter de recommencer en bas de la pyramide. On se sent toujours un peu sur un siège éjectable au début. C’est seulement au bout de 3 ou 4 ans que j’ai été considéré comme ayant fait mes preuves. » Et, pour un ancien de ces profils expérimentés devenu consultant qui souhaite rester anonyme, c’est encore plus vrai au niveau partner. « On n’est pas légitime d’arriver partner, car il faut au moins être en mesure d’apporter deux millions d’euros de chiffre d’affaires et décliner ensuite ce montant en missions. » Un grade auquel est entré directement Philippe Cochard chez CVA. « Le plus difficile est l’approche commerciale. Il y a une réelle attente d’apporter de nouveaux clients, et j’avais sous-estimé la difficulté, c’est très long. Car lors de ma première expérience conseil en Chine, qui était très éloignée du professionnalisme du métier, c’est un client qui m’avait trouvé en 5 minutes ! De mon réseau qualifié, je dispose de dizaines de clients potentiels qu’il me faut prioriser, régulièrement et avec discernement. »
Autre point de blocage pour Cyril Blackwell, c’est la non-adaptation systémique de l’expert au secteur du conseil. « Le problème des profils expérimentés, c’est qu’ils sont davantage dans l’expertise que dans l’adaptabilité. Pour un expert issu du secteur industriel par exemple, le formalisme des slides du conseil n’est pas du tout au même niveau que dans celui de l’industrie. Et puis quand on arrive, on découvre les tâches ingrates du consultant débutant, comme passer des après-midis en call en contactant des experts pour chercher des réponses aux mêmes questions, puis transformer ces informations qualitatives en données quantitatives. » Un consultant qui reconnaît avoir fait un move peu performant en termes d’adaptabilité et d’attente commerciale…
L’apprentissage au programme
Alors, les seniors experts dans leurs secteurs doivent retourner sur les bancs de l’école en quelque sorte. Comme le confirme Marc Gigon, « apprenti » chez Roland Berger. « J’ai dû apprendre un nouveau métier en acquérant les apprentissages clefs des jeunes consultants, ce qui a été long. » Même retour pour Marion Delas, entrée avec ses onze années d’expérience pharma au grade de consultante senior, promue manager en 2018. « Il faut effectivement apprendre un nouveau métier, s’adapter à un nouveau contexte et à de nouvelles façons de travailler. Il faut accepter de se remettre en question et l’humilité, constitutive au métier du conseil, est un critère de réussite. »
Et l’expert food Philippe Cochard (entré comme partner chez CVA en 2018 pour créer la framework Agrifood) de rajouter, modeste. « J’étais peut-être parmi les meilleurs dans mon activité FMCG corporate. En m’engageant dans le conseil, j’ai découvert un métier insoupçonné et appris, en marchant, les clefs de ce métier de services, d’expertise hyper pointue, de grande rigueur analytique, de créativité canalisée pour visualiser le futur. Une grande maladresse serait de capitaliser exclusivement sur son expérience passée, trop spécialisée sectoriellement ou dans un maillon de la chaîne de valeur, et chercher à dupliquer », partage celui qui a passé près de 16 ans chez Danone, et qui a eu notamment à écrire la feuille de route strat’ post-fusion de la division biscuits Kraft Foods (société US) rachetée à Danone en 2007 (pour 5,3 milliards d’euros). « Pour autant, je ne vais pas prendre le lead seul. Quand je travaille avec quelqu’un qui a 15 ans de conseil, il apporte toujours un angle différent et précieux. »
Des formations internes/externes dédiées ? Pas forcément. Chez Cylad, Marion Delas a plutôt bénéficié « d’un accompagnement constant avec des feedbacks réguliers et bienveillants. Nous sommes tous accompagnés d’un mentor, quel que soit notre grade ». En revanche, formations en problem solving et coaching pour Laure Lemaignen entrée chez PMP Strategy. « Mais ce qui m’a permis de grandir très vite, c’est de suivre des missions encadrées avec des associés et en bénéficiant de leur soutien, dont notamment avant tout celui de Marie-Sophie (Houis-Valletoux, associée de la practice Services financiers, ndlr) et de Gilles (Vaqué, président et managing partner, ndlr). » Philippe Cochard s’est vu proposer un mix de formations internes (de tous les grades de consultant aux spécificités des partners), de programmes executives de l’INSEAD, et « un apprentissage sur le tas ».
Pas un atout « promo »
Quid de l’évolution de carrière dans le conseil en stratégie pour ces seniors qui n’avaient plus grand-chose à prouver dans leur métier ? Laure Lemaignen, près de 20 ans à la Société Générale, arrivée associate partner chez PMP Strategy en 2020, a été promue associée en décembre dernier. Une des rares intégrations consulting très réussies. « Je considère cette promotion toujours comme un défi et un challenge, mais c’est un aspect qui fait partie du projet qui était un objectif partagé dès le départ. C’est un signe de succès collectif et objectivement cela a été au-delà de ce que j’espérais », pointe Laure Lemaignen.
Évolution moins rapide (du moins à première vue) pour Marion Delas, arrivée au grade de consultante senior en 2015, promue manager en 2018. « Mon passage au grade de manager est arrivé au bon moment. Je l’ai vécu comme la concrétisation de ma réussite dans ce métier de consultant. » Dans un cabinet où le time-in-grade se situe dans la moyenne haute des cabinets de conseil en stratégie : en moyenne 6 ans pour passer de consultant à manager et 12 ans pour atteindre le grade de partner ( 11 ans pour les cabinets du périmètre de Consultor, ici).
Quant au consultant aux cinq cabinets en 10 ans, Cyril Blackwell – une exception de longévité d’expert devenu consultant –, il a gravi un échelon par cabinet : entré comme consultant senior chez McKinsey en 2013, il est principal chez INDEFI depuis 2021. Une évolution qu’il juge normale. « Ce sont avant tout ceux qui restent dans un même cabinet qui avancent le plus vite. Et plus on arrive tard, plus c’est long », témoigne un expert-consultant incognito.
Quand l’acculturation s’avère impossible – ce qui est finalement assez fréquent –, ces profils expérimentés, issus du corporate, repartent généralement dans leur « corps » d’origine. « Alors, quand on arrive senior, il faut se poser les bonnes questions : pourquoi on me recrute et quelle est ma durée de vie dans ce métier ? », conseille cet expert devenu consultant anonyme à ses collègues experts qui seraient tentés par l’aventure consulting.
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