Évaluation : un exercice difficilement équitable
Les cabinets recherchent en permanence l’amélioration de leurs systèmes d’évaluation déjà très élaborés. Dans les faits, la course à la promo et à l’augmentation reste omniprésente. Et l’évaluation est le passage obligé.
La scène se passe en comité semestriel d’évaluation chez Roland Berger. Une consultante vient de boucler une mission longue de six mois, qui s’est particulièrement mal passée avec son encadrant qui est aussi son mentor.
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C’est l’appréciation de ce mentor qui sera prise en compte par le comité d’évaluation du cabinet, qui se tient tous les semestres, pour juger de la performance du consultant.
Autant dire que ce compte-rendu peut être lourdement biaisé. Cette fois-là, ça ne manque pas. La consultante est mal notée et quittera peu après la maison. Un cas plutôt marginal qui dit cependant quelque chose des limites de l’évaluation dans le secteur.
« Le cabinet mettait en avant un processus standardisé et transparent. Le décalage est réel avec la réalité vécue par le consultant. Chacun savait que la note donnée par un manager n’avait aucune valeur. Elle dépendait ensuite du manager qui la donnait, s’il était plus ou moins apprécié par la direction du cabinet. Elle dépendait aussi de la manière avec laquelle elle serait recalculée en comité d’évaluation. Finalement, on ne connaissait pas la note qui nous avait été attribuée et les raisons objectives de notre classement dans le staff des consultants. J’avais arrêté de regarder mes notes très tôt dans mon parcours faute d’en voir la valeur ajoutée », raconte une autre ancienne consultante en stratégie chez Roland Berger, qui a requis l’anonymat.
L’évaluation dans le conseil en stratégie est très paradoxale
L’évaluation dans le conseil en stratégie est très paradoxale. Sur le papier, et du point de vue de la gouvernance des cabinets, le modèle de l’évaluation dans le conseil est une machine de précision qui ne cesse d’être amendée année après année.
Prenez Kea & Partners, par exemple. Tous les ans, l’évaluation des 140 consultants de la société mobilise plusieurs directeurs d’unités pendant une semaine à dix jours entre octobre et décembre. Ici, comme dans nombre d’entreprises, fini l’unique rendez-vous annuel et son déplorable effet tunnel et une sanction couperet une fois par an. Ce qui ne laisse pas de place aux correctifs au fil de l’eau.
Depuis quelques années, les directeurs d’unités, dans lesquelles sont répartis les consultants par fonctions et secteurs (grande consommation, industrie, services, transformation), voient chacune et chacun des consultants mensuellement, au-delà des évaluations de fin de missions ou des évaluations annuelles qui préexistaient.
Autre aménagement : Kea & Partners s’apprête à déployer un logiciel dédié à l'évaluation des consultants. Son grand avantage en ce qui concerne Kea sera de digitaliser les évaluations de fin de projet ainsi que le formulaire que chaque consultant doit remplir en fin d’année – pour l’instant encore faites sur PowerPoint – le tout étant archivé et centralisé.
« Vous vous retrouvez alternativement à être présenté comme la huitième merveille du monde ou une catastrophe humaine »
Sur le papier, donc, le modèle de l’évaluation dans le conseil est une machine de précision qui tend à s’améliorer partout. Il suit un schéma assez proche d’un cabinet à l’autre : évaluations de fin de projet et de fin d’année avec mille nuances de méthodes et de critères selon les cabinets et selon les grades. Ce qui contraste avec le retour empirique des consultants qui ont vécu ces évaluations.
« On avait souvent l’impression de se noyer dans des nuages de points et des formules complexes en première phase. Puis, dans un second temps, que le tout était tartiné de relations personnelles opaques. En clair, celui qui râlait le plus fort obtenait gain de cause », se souvient un ancien consultant en stratégie, sous couvert d’anonymat.
Le paradoxe est là : des méthodologies qui peaufinent la recherche de l’équité d’une part, et des biais potentiels encore nombreux d’autre part. Exemples : un consultant se retrouve coincé dans une mission longue avec un senior qui soit vous adore, soit vous prend en grippe ; un consultant peut aussi être staffé sur des missions beaucoup plus complexes que celles de ses pairs ; ou encore, être défendu par un senior peu charismatique lorsque vient le temps de faire la synthèse annuelle de chacun. « Vous vous retrouvez alternativement à être présenté comme la huitième merveille du monde ou une catastrophe humaine alors que dans les deux cas il n’en est rien », dit un ancien partner dans le conseil en stratégie, qui a requis l’anonymat.
Haro sur les biais
Chez Kea, on mise sur la collégialité pour gommer le caractère intrinsèquement subjectif, injuste et partial de toute évaluation. Une fois les entretiens d’évaluation et les entretiens annuels bouclés, deux comités successifs se réunissent pour passer en revue les évaluations annuelles de chaque consultant et croiser les regards.
« C’est là, raconte Stéphanie Nadjarian, senior partner chez Kea, qu’on se pose les questions difficiles. À quel niveau de déséquilibre, de taux d’encadrement, de jeu politique chaque consultant a-t-il été exposé ? On croise les réponses avec les évaluations formelles de fin de mission. Les patrons d’unités comparent leurs regards pour éviter un poids trop fort des affects interpersonnels, positifs ou négatifs. On repondère, on factualise, car rien n’est mathématique. On est “sur de la matière humaine”. »
Pour pallier ces biais, nombre d’entreprises, à l'instar de Deloitte, ont passé sens dessus dessous leur manière de faire : fin des entretiens annuels, notation en continu par applications mobiles, points récurrents et informels avec les supérieurs avec micro-bonus à la clé en cas d’atteinte d’objectifs fixés au fil de l’eau et, pour une minorité, suppression pure et simple de l’évaluation sous la forme de notes.
Difficile réforme dans un secteur darwiniste
Pareil aggiornamento n’est pas à l’ordre du jour dans le conseil en stratégie, quoique les réalités varient d’une maison à l’autre. Globalement, pourtant, l’élitisme est roi dans un secteur hyper darwiniste. On y rentre majoritairement pour une progression rapide et une forte rémunération, en laissant ses pairs sur le carreau un peu façon Highlander : à la fin il n’en restera qu’un.
Ce qui implique des évaluations et des classements très prégnants. « Les jeunes rentrent avec les dents qui rayent le parquet et se projettent tout le temps dans le grade suivant. On ne peut d’ailleurs pas leur en vouloir : le système est conçu de cette façon dans le conseil en stratégie où chaque consultant est un hamster dans une roue ou un gamin à qui il faut donner son susucre en fin d’année », témoigne l’ancien partner.
C’est le syndrome premier de la classe, auquel des réponses peuvent être apportées : une forte dose de pédagogie des encadrants, la fixation de jalons clairs (pas de promo ni d’augmentation avant telle date non négociable) ou la granularité des rémunérations au sein de chaque grade qui permet de faire patienter sans dépiter.
« Les consultants ont un effort de maturité à faire pour prendre du recul », dit une autre consultante d’un cabinet de la place. Tout en ajoutant que, dans son cabinet, les évaluations viennent d’être bouclées. C'est l'une des discussions du moment : les consultants trépignent pour connaître la date à laquelle leur nouvelle rémunération leur sera communiquée. Maturité d'un côté et attente fiévreuse des augmentations de l'autre : léger paradoxe là aussi.
Amender encore ou conserver un système jugé solide : le dilemme des cabinets
La recette idéale n'existe pas et globalement les cabinets de conseil sont plutôt meilleurs élèves qu'une vaste majorité d'entreprises où l'évaluation est subjective, un point c'est tout. Deux attitudes ensuite prévalent : amender à la marge comme le décrit Alix Renard, la DRH de Roland Berger, qui explique que « la créativité, l'attention portée à l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle et la gestion d’équipe étaient évalués de manière plus diffuse par le passé. Ce sont désormais des critères à part entière à même de changer le profil d’évaluation d’un consultant ».
Autre possibilité : assumer la performance du modèle actuel. Ce que défend Éric Bach, partner chez Oliver Wyman : « Notre modèle d'évaluation est transparent, rigoureux et systématique : il représente un investissement en temps significatif, proportionnel à l'importance qu'on lui donne. » Un modèle qui n'a pas eu besoin d'évoluer depuis longtemps, et que le cabinet compte faire perdurer : pourquoi révolutionner un système qui fonctionne ?
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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