Partnerships : le mirage de la parité
C’est un fait objectif. De nombreux cabinets sont volontaristes en termes de féminisation de leurs partnerships. Pourtant, la parité de ce type de gouvernance n’est pas encore pour demain, pas avant des dizaines d’années pour les plus pessimistes des expert(e)s. Pourquoi ce plafond de verre résiste-t-il autant ?
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L’analyse sans fard de deux anciennes associées, Gaëlle de la Fosse, 10 ans chez Roland Berger, et Christine Durroux, chez Kéa pendant plus de 20 ans, ainsi que d’Aude de Thuin, femme d’affaires et initiatrice du Women’s forum for the economy and the society.
Le secteur du conseil en stratégie n’est pas exemplaire en termes de féminisation de gouvernance. C’est peu de le dire. En moyenne, 17 % en 2022 dans les cabinets de plus de 10 associés (11 % en 2011, d’après la première étude Consultor), et des taux pour le moins disparates selon les cabinets : du « cancre » Roland Berger (7 %) au premier de la classe conseil en strat’, Simon-Kucher (33 %). « C’est un désastre dans les cabinets de conseil, tout comme dans les cabinets d’avocats d’ailleurs. Et un profond problème sur lequel je ne vois pas d’évolution, et au contraire une énorme dégradation depuis le covid et les confinements », atteste la femme d’affaires depuis 40 ans, Aude de Thuin, experte ès femmes d’influence — elle a lancé le premier Women’s forum en 2005. L’ex-senior partner de Roland Berger Gaëlle de la Fosse, 10 ans dans le cabinet (jusqu’en 2019), se souvient. « Nous étions deux femmes partners à Paris, moins d’une dizaine de femmes parmi 220 hommes partners dans le monde. Pourtant, c’est assez confortable, car on est bien identifiées. Ce qui est plus compliqué, c’est d’y arriver. Et tant qu’il n’y a pas une politique systémique, il y a toujours quelque chose qui bloque. »
La déféminisation de la pyramide
Pourtant, le secteur s’est largement féminisé dans l’ensemble des grades depuis une vingtaine d’années. Sauf au niveau partner, et ce, même si à chaque promo ou arrivée de partner « Le problème est adressé beaucoup trop tardivement. Il n’y a pas de travail fait suffisamment en amont sur les viviers, et donc il n’y a pas assez de femmes après les niveaux de managers principal. Cela a été mon cas. J’étais la seule femme principal lorsque j’ai été nommée partner », constate Gaëlle de la Fosse, aujourd’hui présidente de LHH, la ligne d’activité de Conseil RH et gestion des talents du Groupe Adecco (dont elle est membre du comex). Chez Roland Berger, en effet, qui atteste avoir accéléré sa politique de féminisation de ses effectifs depuis 4 ans, les femmes représentent au global un tiers des effectifs de consultants à Paris : 44 % au grade de consultant (+10 points vs 2021), 33 % au niveau senior consultants (+13 points vs 2021), et cela tombe à 21 % chez les project managers (+11 points vs 2021), et 7 % donc chez les partners. Idem pour une majorité de cabinets qui affichent une quasi-parité à l’entrée dans le métier, et qui assistent à la disparition des femmes au fur et à mesure des promotions.
Alors pourquoi l’évolution de la féminisation des partnerships se fait-elle à une vitesse d’escargot, à la marge depuis 5 ans, +6 % en 12 ans ? Il existe au moins une raison objective selon Gaëlle de la Fosse, l’âge de la maternité, « le moment le plus compliqué dans la vie de consultant : en général au niveau manager, on est la cheville ouvrière des projets. On est tributaire de son partner, de ses consultants, de son client. Et la réponse n’est pas simple, car ce n’est pas facile de donner de l’agilité à ce rôle de manager. »
Un secteur de la strat’ « masculiniste »
La maternité est un point de blocage, c’est une réalité pour tous les secteurs. Christine Durroux, une historique de Kea & Partners – elle y a évolué plus de 20 ans –, senior partner jusqu’en mars dernier, a son analyse plutôt cash sur l’une des spécificités du secteur. « Pour devenir associée, il faut pouvoir et savoir vendre. Certes, c’est une vente de projets sophistiquée, en B2B, experte, mais cela reste de la vente. Or, pour vendre à un niveau de Direction générale, il faut créer une relation d’intimité et d’autorité́ avec les clients, des dirigeants qui sont encore, en majorité, des hommes d’un certain âge. Et qui donc auront plus naturellement confiance dans un Partner qui leur ressemble. Je l’ai souvent vécu sur des projets ou chez des clients : on vous fait confiance pour délivrer, moins pour murmurer à l’oreille des patrons. » Cette passionnée de disruptions notamment sociétales fait le constat que les femmes partners sont aussi souvent spécialisées dans certains secteurs women friendly : l’industrie du luxe, le textile, les services publics, dans une moindre mesure l’énergie et la grande conso, « des secteurs qui sont plus féminisés aux postes de pouvoir et de décision dans les entreprises ».
Et l’ex -Berger Gaëlle de la Fosse d’apporter une autre pierre, pour le moins détonante, à cet édifice machiste : l’évaluation « genrée » avant promotion. Avec des hommes jugés sur leur potentiel d’évolution et des femmes sur des faits. « Dans des structures où les process de promotion sont très normés et où il y a peu de diversité, il est très difficile de faire comprendre que la trajectoire d’une femme est tout aussi dynamique que celle des hommes. Ce qui est très étonnant, c’est que les hommes sont promus sur leur potentiel, à juste titre d’ailleurs. J’entendais dire : “Celui-ci, on pourra le promouvoir dans 6 mois, dans 1 an.” C’est plus rare pour les femmes, souvent elles mettent davantage de temps pour arriver au niveau », indique Gaëlle de la Fosse.
Autre point de blocage selon Christine Durroux, la cooptation, car « on coopte ceux qui nous ressemblent ». Un processus de cooptation qui s’effectue entre partners, en grande majorité des hommes. Et les RH, potentiellement plus volontaristes en matière de parité ou de diversité, qui peuvent influer sur les politiques de recrutement ou de promotions jusqu’à un certain niveau, s’arrêtent à la porte des cooptations des nouveaux Associés. Un cercle vicieux. « La bonne excuse est de dire que c’est une question de rythme de travail et de disponibilité́ pour les clients. Sur ce point, le conseil n’est pas différent de la plupart des entreprises à partir d’un certain niveau de responsabilité », note l’ancienne associée.
À cela se rajoute un phénomène éducatif selon Aude de Thuin. « Le milieu professionnel reste très masculin. Dès l’école dans les cours de récréation, les hommes restent entre eux et les femmes entre elles, les garçons sont au milieu et les filles autour… Plus tard, les femmes ne sont pas dans les réseaux, très importants dans une carrière, car les femmes doivent s’occuper de leurs enfants et du quotidien », remarque la femme d’affaires, qui a débuté sa carrière aux côtés de Françoise Dolto
Manque de rôle-modèle et autocensure
Les hommes, au pouvoir, ne sont bien sûr pas les seuls en cause de cette situation. Côté femmes, les verrous restent nombreux, selon l’ex-« Kéiste » Christine Durroux, et notamment sur la question essentielle de l’identification. « Lorsque j’ai été cooptée Senior Partner chez Kea, j’étais l’une des premières, et le cabinet était vraiment pionnier sur ce point. J’ai manqué de modèles, sachant qu’il faudrait des modèles féminins plus nombreux et variés : lorsqu’il n’y a qu’une ou deux Partners femmes, il est plus difficile pour les plus jeunes de trouver un modèle auquel s’identifier et dans lequel se projeter. Pour ma part, j’ai compensé le manque de modèle féminin en essayant de tracer ma route et en minimisant les difficultés », reconnaît Christine Durroux. Mais aussi une part d’autocensure, comme le confirme l’ancienne associée de Roland Berger, Gaëlle de la Fosse. « Il y a des freins réels, mais aussi de l’autocensure. C’est l’idée que "cela va être trop compliqué" qui faisait démissionner les femmes. Il n’y a pas de structure, pas de compréhension du problème et ni vraiment de solutions. Elles n’osent souvent pas non plus assez communiquer sur ce qu’elles veulent faire, leurs ambitions… »
Autre pierre d’achoppement, le sujet récurrent et sensible des biais de représentation et de la relation au pouvoir et au statut, qui avantage les uns et freine les autres (tout particulièrement les femmes), « un non-dit, mais une réalité », ajoute Christine Durroux.
Une spécificité française ?
La féminisation des gouvernances des cabinets se heurte aussi sans nul doute en France à un écueil d’ordre culturel. Pour seul exemple, le BCG compte 33% de femmes dans son partnership global d’après ses données, le taux tombe à 12 % sur le territoire national… C’est ce qu’a aussi constaté l’ex-partner de Kea, Christine Durroux, qui a passé près de 5 ans en début de carrière de consultante aux États-Unis et Canada. « Dès la fin des années 1990, j’y ai travaillé́ régulièrement avec des partners femmes, et c’était le plus naturellement du monde. À l’époque, mon retour en France a été, à ce niveau, une énorme claque, à tel point que je me suis demandé si je pourrais avoir une carrière épanouissante dans le conseil en France. » Même son de cloche pour la fondatrice du forum des femmes d’influence, Aude de Thuin. « Aux États-Unis, il n’y a pas eu besoin de loin pour porter les femmes aux responsabilités. Les équilibres sont beaucoup plus naturels. Et je constate chez les Américaines une sorte d’autorité, de puissance naturelle qui fait qu’elles sont acceptées comme cheffes. » L’une des explications serait que les États-Unis ont plusieurs décennies d’avance sur la place de la femme par rapport à ce pays latin qu’est la France. Le début du féminisme aux États-Unis date de la première moitié du xixe siècle (1881, première manif féministe en France) ; le droit de vote a été proclamé en 1920 (vs 1944 en France).
Une normalisation au forceps
Pour gagner du terrain plus rapidement sur le sujet, il y a un mal nécessaire, selon Aude de Thuin : les lois pour les grandes entreprises qui ont un effet de ruissellement. Dans les grandes entreprises du CAC 40, elles sont près de 24 % à avoir intégré les comex début 2022 (contre 12 % en 2013). La loi Rixain de 2021, dix ans après la loi Copé-Zimmermann (sur la féminisation des boards) commence à porter quelques fruits… Et des échéances réglementaires concrètes : 30 % de femmes d’ici 2026, 40 % d’ici 2029. « On ne devrait pas imposer, mais on est obligé, car rien ne se ferait naturellement. S’il n’y avait pas eu de quotas, on aurait mis 850 ans pour en arriver là où on en est », ironise la femme d’affaires. Des lois qui donnent un cap conscient et inconscient aux décideurs selon la femme d’affaires. « Les multinationales font un énorme travail sur le sujet, elles ne peuvent pas concevoir de faire appel à des cabinets non paritaires. J’ai l’exemple récent d’une boite de conseil en France qui devait être rachetée par un grand cabinet international. Quand les cinq hommes du cabinet se sont présentés, ils n’ont pas été reçus. » Grand changement aussi constaté par Aude de Thuin du côté des actionnaires, des fonds d’investissement en premier lieu. « Ils sont devenus intraitables sur deux sujets : la parité et l’environnement. Ils ne le font pas par générosité spontanée, mais il existe des études, comme le Women Matter de McKinsey, démontrant qu’avoir des femmes dans les CA est le garant de meilleurs résultats. Car les femmes ont une vision beaucoup plus long-termiste de ce qui crée de la valeur. » McKinsey, un cabinet qui effectivement publie des études annuelles sur le sujet, mais qui n’est pour le moins pas avant-gardiste en termes de féminisation de son propre partnership (20 % en 2022).
L’ancienne partner de Roland Berger, Gaëlle de la Fosse, voit aussi bouger les lignes à l’autre bout de la chaîne, chez les clients. « Leurs attentes évoluent. Ils s’interrogent sur le fait d’avoir surtout des hommes parmi leurs interlocuteurs les plus seniors. Il y a une vraie pression de leur part, et pourtant je suis étonnée que cette pression n’ait pas eu plus d’impact jusqu’à présent. » L’arrivée des consultants et consultantes, en premier lieu les GenZ, et « de partners qui ont davantage un équilibre dans leurs foyers avec un partage égal des tâches du quotidien » est par ailleurs en train de modifier la donne d’après Gaëlle de la Fosse. « Naturellement, cela va se normaliser, ils vont trouver eux-mêmes les solutions. »
Cette culture à la mode quelque peu « macho » du secteur du conseil en stratégie va-t-elle ainsi être profondément bouleversée avec l’arrivée de ces nouvelles générations de consultant(e)s disruptives aux manettes des gouvernances d’ici quelques années ? Sans nul doute. Mais avec un énorme point d’interrogation : quand ?
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