Interdire le consulting pro bono dans le secteur public : coup politique ou vrai sujet ?
Une proposition de loi portée par trente-six députés LR, avec en chef de file, Olivier Marleix (député d’Eure-et-Loir), a été enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale fin février.
Elle vise à interdire les prestations de conseil pro bono à l’égard de toute administration ou parti politique. Son déclencheur : le battage médiatique provoqué par la révélation des interventions de McKinsey dans l’organisation de la campagne de vaccination covid en France. Dans le fond, elle est plutôt floue et met la profession en émoi. Analyse.
Pro bono publico… Pour le bien public. Les missions pro bono sont, dans la grande majorité des cas, réalisées par les cabinets de conseil auprès d’organisations à but non lucratif ou d’entreprises lucratives portant un projet d’intérêt général. Quelques grands cabinets – en premier lieu McKinsey et le BCG – s’impliquent également à titre gracieux auprès des administrations de l’État et de la sphère politique.
L’été dernier, McKinsey accompagnait par exemple la Présidence française pour l’organisation du sommet Tech For Good de Macron réunissant les grands patrons du digital pour réfléchir à des technologies plus « durables » (relire notre article). Bain, au démarrage de la pandémie de covid, intervenait à titre gracieux pour aider le ministère de la Santé à mettre sur pied le dépistage (relire notre article).
À la même période, le Boston Consulting Group aidait l’AP-HP à affiner les prévisions des besoins de renfort, sur la base d’un modèle épidémiologique. Le cabinet Roland Berger travaillait également pour l’AP-HP sur une série de sujets de gestion des réponses à la pandémie : la gestion du surcroît de flux de matériels (une mission classique qui s’est vue prolongée en pro bono), l’essor de la plateforme d’e-learning à destination des soignants, et la montée en puissance de la task-force « renforts » de l’AP-HP.
Le cabinet EY-Parthenon intervenait, durant cette crise, lui, auprès de Bercy. Il a notamment accompagné la Direction générale des entreprises du ministère sur la préparation et le lancement du fonds de solidarité des PME-TPE. Mais, ces missions, qui se sont multipliées dans le contexte de la pandémie, sont-elles totalement désintéressées ?
Le BCG confessait récemment en interne que ses liens avec de hauts fonctionnaires lui permettent de prospecter très en amont des personnes qui pourront un jour devenir de hauts dirigeants dans le privé, et donc de possibles bons clients (relire notre article).
Olivier Marleix et les trente-cinq cosignataires ont aussi des doutes sur la totale gratuité des missions pro bono. Ils ont cosigné cette proposition de loi « visant à interdire les prestations de conseil pro bono à l’égard de toute administration ou parti politique ».
Ce qui réjouit certains consultants. « C’est une très bonne idée que je soutiens totalement. Le mécénat de compétences a pour objet d’aider des projets d’intérêt général réputés peu ou pas solvables. L’État, réputé pour être solvable, doit se mettre en position de payer à prix de marché des services auxquels il recourt sur un marché concurrentiel », dit Benoît Gajdos, senior partner de Kea & Partners.
Ce cabinet s’est donné pour principe de refuser toute mission pro bono pour l’État. Quant au secteur non marchand, le groupe Kea compte une marque qui lui est dédiée, CO, dont Benoît Gajdos est directeur général (relire notre article sur les cabinets spécialistes du non-marchand).
Extrait de la proposition de loi
« Loin d’être vertueuse, la réalisation gratuite de ces prestations pose au minimum un indiscutable problème d’éthique et de transparence. Auprès des administrations publiques, de telles missions interrogent sur les questions de transparence, d’influence et de contrepartie. Auprès des partis politiques, ces interventions posent des problèmes encore plus graves. »
Retour d’ascenseur ou désintéressement civique : consultants et parlementaires pas d’accord
Principal déclencheur du dépôt de cette proposition de loi : McKinsey et les liens du cabinet avec le pouvoir en place depuis 2017 (relire notre article).
« J’ai découvert par la presse au fil du temps les interventions de McKinsey et ses relations avec le pouvoir actuel. Depuis 2016, le législateur s’est évertué à mieux définir, grâce à la loi Sapin 2, les conditions d’influence dans lesquelles sont prises les décisions publiques. Le pro bono échappe aux règles de transparence définies », déplore le député Olivier Marleix, également membre de la commission des lois.
Et le député de citer les exemples récents des missions attribuées au cabinet américain : accompagnement du ministère de la Santé pour la campagne de vaccination en France depuis fin novembre (ici et ici), auprès de Bercy dans son plan d’économie (ici) et, encore au ministère de l’Économie, pour aider au retournement d’entreprises (ici).
Foison de missions qu’il met en lien avec des interventions de plusieurs collaborateurs du même cabinet, elles non rémunérées, auprès de la campagne du candidat Emmanuel Macron (relire notre article ici) ou lorsque le cabinet participait à la rédaction du projet de loi « Macron 2 » (ici).
« Tôt ou tard, les services gracieusement apportés se paieront », assure le député Olivier Marleix. « Cela risque forcément d’amener de la suspicion sur l’attribution des marchés publics », confirme aussi l’associé de Kea, Benoît Gajdos.
Une analyse que ne partage pas – du tout – le président de Syntec Conseil, organisation représentative de 250 cabinets de tout type de conseil – dont 80 cabinets en management et stratégie, notamment Bain, L.E.K, Mars, McKinsey et Roland Berger.
« Ce sont des faits, remontés par les médias, pas toujours exacts avec la focalisation sur un acteur, et qui pointent du doigt toute la profession. Cela sous-entendrait que l’on pourrait travailler en pro bono avec une logique de retour d’ascenseur. Les cabinets se sont beaucoup investis dans la crise sanitaire auprès de l’État. C’était un geste collaboratif en mettant des consultants au service de l’intérêt général », déplore Matthieu Courtecuisse, par ailleurs CEO de Sia Partners.
Risques de perte de souveraineté
Une défense de la profession à laquelle le député n’adhère pas du tout. Redoutant de surcroît que ces missions pro bono soient le cheval de Troie de pertes de souveraineté nationale.
« Nous ne pouvons pas non plus écarter les risques d’influence étrangère dans notre gouvernance. Il existe un vide juridique qui permet une espèce d’alignement français sur des standards juridiques anglo-saxons. Il y a par ailleurs un problème d’accès aux données confidentielles, à l’agenda politique des réformes… », expose le député LR.
Des procédures d’attribution de marchés publics censées limiter les abus
S’ils pensent aussi que le pro bono dans le secteur public pourrait être mieux circonscrit, les professionnels du conseil ne voient pas autant de dangers que les parlementaires auteurs de la proposition de loi.
Ce que défend par exemple Benoît Tesson, fondateur et DG de Vertone. Un cabinet qui consacre ses missions non facturées de mécénat de compétences à quelques organismes à but non lucratif à l’instar de la Fédération des banques alimentaires.
« Il est vrai que les prestations de services à titre gracieux peuvent poser question sur d’éventuelles contreparties, qui fausseraient la concurrence, avance-t-il. Tous les cabinets n’ont pas les moyens de réaliser des missions pro bono à forte valeur ajoutée. Il existe peut-être un problème en général avec la commande publique et sur le choix de quelques grands cabinets pour lesquels certains évoquent des retours d’ascenseur. En même temps, cela se fait de façon réglementée sur appel d’offres, et pour ma part, j’ai envie de croire à l’objectivité de l’obtention des marchés. »
Des procédures très cadrées de marchés publics auxquelles Matthieu Courtecuisse accorde, lui aussi, toute sa confiance. Quoiqu’encore tout récemment deux cabinets TNP et Buying Peers demandaient devant la justice l’annulation du marché obtenu par McKinsey pour accompagner Bercy – demande dont ils ont été déboutés (relire notre article ici).
Interdire tout type de pro bono ?
Si la proposition de loi se concentre sur le monde politique, quid des missions pro bono par ailleurs ? Et des logiques d’influence qui peuvent y être identiques…
Kea & Partners a par exemple réalisé récemment ce type de mission à titre gracieux pour le Comité stratégique de filière « mode et luxe », l’une des dix-huit organisations du Conseil national de l’industrie, piloté par Guillaume de Seynes, n° 2 d’Hermès. Une mission qui a donné lieu à un rapport Relocalisation et mode durable remis à Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, et à Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie (relire ici).
« Nous sommes dans notre position d’acteurs du conseil au service d’une filière pro, le textile, une filière en difficulté qui a un impact social et environnemental fort. Aujourd’hui, le développement d’un secteur est un sujet d’intérêt général (économique, social et environnemental). Nous ne travaillons pas là pour une marque, mais nous mettons nos compétences au service de la mode responsable, ce qui est une contribution au développement d’une économie souhaitable, notre mission », défend le partner de Kea, Benoît Gajdos.
Faut-il alors interdire toute forme de conseil à titre gracieux ? A minima mieux les encadrer ? Pour le patron de Vertone, Benoît Tesson, interdire toute prestation à titre gracieux reviendrait à se priver parfois de précieux services. D’autant plus, qu’ils pourraient prendre d’autres formes que des missions formelles.
« Ce n’est sans doute pas très compliqué pour un cabinet, ou tout autre acteur qui ne serait pas du secteur du conseil, de mobiliser des moyens moins visibles qu’une mission structurée. Je ne vois pas très bien ce qu’apporterait concrètement une telle loi ! » tonne-t-il.
Interdire, encadrer… Olivier Marleix n’est pas non plus définitif sur la question. « En tout cas, il faut intervenir. Pourquoi ne pas encadrer au moins ? Que les missions pro bono soient possibles, mais en totale transparence et pour des cas particuliers d’intervention, par exemple lorsque l’État est gérant d’un établissement à but non lucratif ou pour une grande cause nationale », tempère le député porteur de la proposition de loi.
Un coup politique ?
Le contexte politico-médiatique était idéal pour l’opposition qui n’a pas tardé à rentrer dans la brèche… Au final, une proposition de loi (pas un projet) d’une page au total, un exposé des motifs synthétique, et deux articles brefs. « Cela me semble bien léger. Il y a bien sûr un coup politique face à une situation problématique. C’est une réaction à un cas particulier sans instruire la problématique d’ensemble. Je me méfie toujours des jugements trop rapides et définitifs », résume le DG de Vertone, Benoît Tesson.
De son côté, la députée LR de l’Orne, Véronique Louwagie, qui s’est récemment intéressée aux dépenses de conseil au ministère de la Santé (relire ici), n’a étonnamment pas signé cette proposition de loi. « Je préside la mission d’information sur les missions confiées par l’administration de l’État à des prestataires extérieurs dont les travaux d’audition débutent le 25 mars. Je ne souhaitais donc pas m’afficher avec une prise de position », atteste-t-elle.
Pour l’instant, la majorité n’a pas réagi officiellement publiquement. Aucune fenêtre de tir n’est ouverte pour que la proposition de loi entre en discussion. « Elle est sur l’étagère. Nous pourrons peut-être l’intégrer à un autre texte, par exemple sous forme d’amendement », se rassure le député.
Barbara Merle pour Consultor.fr
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commentaires (1)
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secteur public
- 05/11/24
« Consultant, quoi qu’on en pense, cela reste un métier. » Confidence, en off, d’un membre du staff du gouvernement Barnier. « Il n’a jamais été question de supprimer le recours au conseil externe par l’État. » Sa valeur ajoutée serait-elle incontestable ? Exploration avec David Mahé (Syntec Conseil), Jean-Pierre Mongrand (Dynaction, ex-Kéa) et David Cukrowicz (Lastep).
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